Récit de vie – Comprendre
cedie | Louvain-la-Neuve
Podcast
Création musicale Handpan pour le jingle : Pilou
Prise de son et mixage : Julien Van der Vorst
Voix et choix musicaux en cohérence avec le texte : Zoé Crine
Récit de vie recueilli par Béatrice Chapaux dans le cadre d’un projet Migrations er récits de vie financé par le Fonds de développement culturel d’UClouvain Culture.
Transcription
Ma première expérience d’immigration vient de ma famille, de ma branche maternelle. Ma maman est la première à être née en Belgique, toutes les générations précédentes sont nées en Grèce, la plupart à Rhodes. Je suis la première femme à être aussi éduquée dans ma lignée maternelle, la première à faire des études universitaires et dans toute ma famille, la première femme à faire un doctorat.
Mon arrière-grand-père est venu travailler dans les mines avec ses cinq filles, ma grand-mère avait 16 ans lors de son arrivée en Belgique. Toutes mes tantes sont rentrées, ont épousé des Grecs. Ma grand-mère s’était mariée avec un Belge. Je ne crois pas qu’elle l’ait vraiment « choisi », je ne suis pas sûre que ça ait vraiment été « l’amour ». Elle a divorcé et est restée en Belgique où elle a élevé ses filles – ma mère et ma tante – seule.
Ma Yaya a hérité des carcans d’un autre temps, elle est précaire mais en même temps puissante. Quand elle est arrivée en Belgique, elle a dû aller à l’école de couture, c’était l’alternative proposée aux jeunes filles qui ne parlaient pas le français. Elle y a appris à compter, car cela était utile. Elle n’a par contre pas vraiment appris à écrire.
Je trouve très touchant la maladresse de ceux qui ne peuvent écrire, comme elle, et la manière dont ils approchent un bic comme un objet étranger. Je remarque la défiance dans la position de la main. Cela m’émeut. Ma grand-mère est une référence pour moi, même si nous sommes très différentes. Moi je fais une thèse, la plupart de mon travail réside dans l’écriture. L’écriture qu’elle ne maîtrise pas, qui lui est étrangère.
La grande différence entre elle et moi c’est qu’elle n’a pas pu beaucoup décider, alors que j’ai l’impression que mes parents m’ont laissé tous les choix. Ma grand-mère est ma contemporaine, pourtant le gap est immense entre nous. Je ne le sens pas de la même façon entre ma maman et moi. Ma maman a été aussi prisonnière des carcans du genre. Petite, elle a beaucoup frotté, nettoyé, servi, mais elle a pas mal contesté aussi. Elle pense que quelque chose a percolé de l’expérience familiale, que quelque chose « s’est transmis » qui explique mon intérêt pour les questions de la migration et la question de la place des femmes aujourd’hui.
Mon choix d’étudier les sciences politiques après mes humanités s’explique sans doute par ma curiosité et mon souhait de réfléchir et comprendre certains phénomènes dans le monde. Ce choix m’a fait grandir. À Liège, la fac de sciences-po est dans le même bâtiment que la fac de droit. Le lien entre les deux disciplines semble évident pour moi, organique. Après mon premier master, j’ai pu passer en filière juridique, en droit humains, à Maastricht. L’enseignement en anglais et le thème des droits humains attirent des gens aux profils extrêmement variés, qui viennent de partout dans le monde. L’esprit est plus « cosmopolite », ça m’a beaucoup plu.
Mon parcours est atypique, hybride. Les juristes disent que je ne fais pas partie des leurs et les politologues puristes que je les ai « trahis ». Je pense que sciences-po est ma fabrique de base. Même si je fais une thèse en droit, j’ai fait le choix d’y intégrer une recherche de terrain. Cela me paraissait essentiel. Je ne peux pas imaginer parler des centres d’accueil sans y avoir moi-même passé du temps.
Mes deux mémoires portaient sur les questions migratoires et d’asile. Le premier sur le principe de solidarité dans la jurisprudence et le rôle des juges dans son interprétation. Le second analysait les décisions du C.C.E. au regard des violences de genre subies par des femmes demandeuses d’asile. Pour mon premier mémoire, j’ai fait un entretien exploratoire avec Luc Leboeuf qui avait écrit sur le principe de solidarité. C’était la première fois que je venais à la faculté de droit à Louvain-la-Neuve et que je découvrais les couloirs de l’EDEM.
J’ai alors découvert qu’il existait des groupes de recherche qui étudient les questions de migrations en droit. J’ai ensuite commencé à suivre la newsletter de l’EDEM. À la fin de mes études, j’y ai lu que le centre avait reçu un financement européen pour un doctorat et un post-doctorat sur le concept de vulnérabilité (le projet VULNER). Ce concept n’est pas seulement issu du discours politique mais a pris depuis quelques années un ancrage juridique dans le droit européen, national et dans la jurisprudence. Il est censé permettre d’identifier les demandeurs d’asile qui font preuve de besoins particuliers, qui nécessitent une assistance particulière. Cette notion est susceptible de multiples interprétations qui varient en fonction des contextes.
J’ai présenté ma candidature et j’ai eu un interview avec Sylvie, ma directrice actuelle. Très vite, elle m’a dit : « Je pense que c’est vous ». Je lui en suis reconnaissante, je débarquais de nulle part. Grâce à elle, j’ai été engagée sur le projet, et je commençais en parallèle une thèse, le tout pour quatre ans.
J’ai commencé quelques mois avant le confinement à travailler pour l’UCL avec un financement européen. Cela a été très compliqué de m’approprier les lieux. Je ne connaissais pas plus les amphis de la fac de droit que mes collègues, je n’avais pas étudié avec eux. Je suis restée pendant un an chez moi à tenter de programmer des visites de terrain. La période était anxiogène en soi et tout était nouveau pour moi.
L’équipe de l’EDEM n’est pas pour moi liée à la ville de Louvain-la-Neuve avec laquelle je n’ai aucune attache. Je m’y sens toujours perdue, pas seulement géographiquement. La ville ressemble pour moi au village des Schtroumpfs, tout se ressemble, c’est fonctionnel que tout soit piétonnier mais je ne lui trouve pas vraiment de charme. Je m’y sens étrangère.
Par contre, pour moi, l’EDEM, c’est un esprit, des gens avec lesquels je partage un intérêt ou une sensibilité commune. Avec Francesca, ma collègue, j’ai eu une sorte de « coup de foudre d’amitié ». Nous avons toutes les deux été engagées sur le projet VULNER. Francesca avait déjà terminé sa thèse, c’est une pure juriste, elle a été sélectionnée pour le post-doc. Il y a une citation que j’aime bien qui dit que les gens qu’on aime, on ne les rencontre pas, on les reconnaît. Francesca je l’ai reconnue, voilà. Elle a aussi permis de finaliser mon ancrage méditerranéen : mon frère en Espagne, ma sœur de travail et de cœur en Italie et mes tantes et mes cousins en Grèce.
Francesca a trouvé, il y a quelques mois, un emploi au ministère de la Culture en Italie. J’ai appris qu’elle partait pour de bon quand je réalisais un séjour de recherche au Max Planck, en Allemagne. C’était un peu violent, un peu dur. Quand des personnes qui connaissaient notre binôme et nos relations me croisaient, ils me demandaient toujours : « Ce n’est pas trop difficile ? »
Je sais qu’ils posaient la même question à Francesca. Je pense que c’était une sorte de rupture, j’ai pleuré beaucoup, moi. Bien sûr, on s’écrit toujours beaucoup, et nous nous sommes organisées pour parler de nos prochaines présentations pour le projet, de nos deadlines. Parfois, cela a lieu pendant ses pauses de midi, on se débrouille ! En attendant, d’autres ont pris dans le relais pour m’aider dans l’équipe. Je partage maintenant le bureau de Christine qui avait une expérience de terrain et a repris avec moi sur le projet.
Aller à la rencontre des personnes précaires n’est pas toujours facile. Parfois, elles ne sont pas ravies de vous voir. Leur appréhension est légitime, personne ne souhaite être observé comme une sorte « d’animal dans un zoo ». Un jour, dans un centre d’accueil, après que nous ayons expliqué avec Francesca, notre démarche, une personne a dit haut et fort : « Elles viennent voir les petits singes. Qu’on leur donne une chambre, elles verront ce que c’est, un centre ! ». Évidemment, ça m’a marqué. Je pense que cette personne devait être blessée et fatiguée de voir des personnes extérieures qui prétendent vouloir comprendre mais qui au fond, ne comprendront jamais tout à fait. La réaction se comprend, quand nous rentrons le soir chez nous, nous retrouvons notre confort, entourées de personnes qui nous aiment avec un frigo tout plein, ce ne sera jamais pareil.
Quand une personne accepte de discuter avec moi dans le centre, j’ai l’impression de gagner sa confiance, un tout petit peu. Mais à de nombreuses reprises, elle ne vient pas. Ma démarche, vise à tenter de créer et de maintenir le lien. Je peux voir certaines personnes pendant plusieurs mois, je vois alors comment le centre d’accueil modèle les corps. Ils s’épaississent, les pas deviennent plus lents, la vivacité s’amenuise. La plupart des personnes que je rencontre disparaissent. Parfois pour de bonnes raisons, elles ont obtenu un statut, mais dans la plupart des cas, parce qu’elles ne l’ont pas obtenu et parce qu’elles n’avaient pas le choix.
Je ne travaille que depuis deux ans dans les centres d’accueil, mais j’ai déjà vu des changements importants. La réalité de l’urgence modifie tous les paramètres. La seule exigence est aujourd’hui de créer de l’espace, le reste devient superflu. Cette pression constante mine toutes les volontés d’adaptation.
Je voudrais dans le cadre de ma thèse étudier la manière dont est traitée la question genre et comment les structures d’accueil réservées aux femmes sont adaptées à leurs besoins particuliers. Comment celles-ci permettent ou garantissent leur autonomie.
Sylvie parle beaucoup des silences du droit, à ce que le droit ne dit pas, ne régule pas, ne permet pas de saisir. Grâce au terrain, on peut découvrir la latitude de ces silences, ou en tout cas, ce qui existe entre ce que la norme dit et ce que les pratiques révèlent. C’est en tout cas comme cela que je l’envisage.
Je cherche une justesse au niveau de mon positionnement, parfois aussi une forme d’empathie. C’est comme ça que je suis la plus ressemblante à moi-même. Ma thèse me permet d’être en équation avec ce positionnement. Grâce au terrain, ma recherche n’est pas que littéraire. Je me sens plus à l’aise de rapporter les paroles de personnes, dont je ne partage pas la vie, ni la condition, mais que j’ai rencontrées. Elles rendent mon travail peut-être un peu moins biaisé.
J’adore la recherche, surtout avec un ancrage de terrain. J’ai besoin de cette connexion, elle m’aide à comprendre. Je ne saisis pas uniquement de manière théorique.
Pour citer cette note : « Comprendre », Récit de vie recueilli par Béatrice Chapaux dans le cadre d’un projet Migrations et récits de vie financé par le Fonds de développement culturel d’UCLouvain Culture, juin 2023.