Récit de vie – Au-delà du miroir
cedie | Louvain-la-Neuve
Podcast
Création musicale Handpan pour le jingle : Pilou
Prise de son et mixage : Julien Van der Vorst
Voix et choix musicaux en cohérence avec le texte : Francesca Raimondo
Récit de vie recueilli par Béatrice Chapaux dans le cadre d’un projet Migrations er récits de vie financé par le Fonds de développement culturel d’UClouvain Culture.
Transcription
Je viens du sud de l’Italie, de la région de Naples. Le plus souvent, c’est la recherche de travail qui nous contraint à quitter notre terre. J’ai choisi de partir plus tôt, pour aller étudier à l’université de Bologne, au nord de l’Italie. J’y suis arrivée en 2008. Une des raisons de ce choix était la présence de ma sœur aînée dans cette ville. Même si elle est plus âgée de huit ans, nous sommes très proches. Je tenais à avoir la même expérience qu’elle de vivre en dehors de la maison familiale tout en la retrouvant.
Le plus difficile fut de déterminer la faculté dans laquelle j’allais m’inscrire. Pour être honnête, je dois reconnaître que tout choix est difficile pour moi. Je réfléchis toujours aux conséquences et à l’impact que ma décision aura ou serait susceptible d’avoir. Le choix des études est un des plus déterminants dans une vie, il fut plus difficile que tout autre pour moi.
Une amie m’a fait réaliser il y a peu que je suis considérée d’un point de vue administratif en Italie comme une migrante. Bien que je travaille dans le domaine, je n’en avais jamais vraiment pris conscience auparavant. Elle m’a montré que la mention de « migrante interne » figure dans mon dossier au niveau de la commune.
Quand des personnes me demandent d’où je suis, je prends au moins cinq minutes pour répondre. Je me sens obligée de commencer par expliquer que je suis du Sud, ce que cela signifie pour moi, je dois ensuite expliquer que mon attachement à cette région subsiste même si j’ai créé un lien avec une ville du Nord.
J’ai rencontré à Bologne des personnes qui venaient de toute l’Italie et de partout dans le monde. L’université de Bologne est considérée comme la plus ancienne université du monde occidental, elle a une très bonne réputation, elle attire de nombreux étudiants, italiens et étrangers. Je savais être en sécurité avec ma sœur dans cette ville, mais cette migration a malgré tout demandé une adaptation. Que penser du parcours des mineurs demandeurs d’asile qui doivent tout quitter pour assurer leur sécurité ? Ma « petite migration » s’est réalisée dans des conditions extrêmement sécurisées et sécurisantes, comment se réalisent celles qui s’imposent et ne peuvent être préparées ?
Le fait de quitter une région d’Italie pour une autre m’a permis de réaliser la diversité qui existe au sein de mon pays, qui n’est pourtant pas si grand, et la puissance de mon identité. Quand je suis arrivée à Bologne, j’appelais mes amis par leur prénom et la région d’où ils venaient. Cela en a surpris certains : Andréa-Sicile, Chiara-Pouilles.
C’est une expérience forte quand tu as dix-huit ans, de changer de ville et de devenir un fuorisede, c’est-à-dire en italien, un étudiant, qui suit les cours, le plus souvent à l’université et qui vit dans une localité différente de celle où il réside habituellement avec sa famille. Nous nous retrouvions entre nous, les étudiants d’ailleurs. Nous avions en commun cette caractéristique et nous avions rapidement compris que nous rencontrerions peu de gens originaires de la ville où nous allions vivre. Les étudiants de Bologne habitaient le plus souvent avec leur famille et avaient déjà leur réseau.
Les gens du Sud me perçoivent comme étant devenue du Nord en raison de cette migration et les gens du Nord me considèrent comme n’en étant plus vraiment. Quand j’ai été en Belgique, pour venir travailler pour le projet VULNER et rejoindre l’EDEM, la donne a changé, j’ai dépassé ce dilemme Nord-Sud. L’enjeu n’était plus comme en Italie d’être du Nord ou du Sud, j’étais une Européenne parmi d’autres.
J’avais réalisé différents séjours à l’étranger, mais toujours pour de courtes durées et avec des missions spécifiques. Pour la première fois, j’avais une perspective de long terme. Pour la première fois aussi, je remettais en question mon lien à Bologne qui est devenu comme ma seconde famille. Je dis souvent que Bologne est comme ta famille, tu as envie d’évasion quand tu y habites, mais dès que tu es partie, elle te manque. J’ai eu beaucoup de chance dans ce voyage car aujourd’hui, être Italien à l’étranger est perçu de manière positive. Ceux qui ont visité notre pays y ont généralement eu une expérience positive, ils gardent le souvenir de gens sympas, de bonne nourriture. J’ai de surcroît rejoint des environnements accueillants tels des centres de recherche ou des universités. Dans le passé, les Italiens n’ont pas toujours été perçus de manière si positive et n’ont pas toujours non plus rejoint des lieux aussi bienveillants.
Mon intérêt pour le droit des étrangers est venu à la suite de celui pour le droit constitutionnel comparé suscité par une professeure qui a influencé mon parcours d’étude et professionnel. Elle consacrait une part de son cours à la spécificité du système constitutionnel belge. J’ai été fascinée par ce si petit pays avec trois langues, tant de parlements et tant d’exécutifs. J’ai été la voir à la fin de son cours pour en savoir plus. Elle m’a demandé : « Lisez-vous l’anglais ? » J’ai acquiescé même si à l’époque, ce n’était pas tout à fait vrai. Elle m’a recommandé un article et ensuite un autre. Le voyage commençait et il n’a jamais cessé, comme cet intérêt pour la question de la représentation qu’a un État de lui-même ou plutôt l’image qu’il tente de donner ou d’imposer.
J’ai réalisé mon premier mémoire sous sa direction, le sujet était les symboles religieux dans l’espace public en droit constitutionnel comparé. La question de l’identité religieuse et le respect des droits culturels m’a amené ensuite à me poser la question de la citoyenneté qui m’a ensuite conduite à me poser la question de la migration. J’ai réalisé mon doctorat sous la direction de cette professeure. Dans le cadre de mes recherches, j’ai réalisé un séjour d’étude au Canada afin d’approfondir la question de la manière dont les diversités influencent la citoyenneté. Je me suis plus particulièrement intéressée au dossier d’une dame qui demandait la nationalité canadienne et portait le niqab. Elle a dû introduire diverses procédures judiciaires qui ont toutes été relayées dans la presse et ont suscité d’importants débats. Son souhait de garder son niqab et en même temps d’être reconnue comme une citoyenne canadienne interpellait.
La loi canadienne prévoit le respect de certaines formes pour le serment de nationalité et notamment que le visage doit être dégagé. Ce cas d’école m’a amené à examiner les nouvelles législations sur la naturalisation et à constater que les conditions sont de plus en plus difficiles, surtout pour les non-Européens. Aujourd’hui, d’un point de vue pratique, la mobilité paraît plus facile, la migration semble dès lors être également plus facile. Mais, dans les faits, les États veillent à protéger leur identité ou la représentation qu’ils en ont et restreignent la mobilité. Pendant mon doctorat, je me suis rendu compte que la question de la citoyenneté permet de comprendre la représentation que chaque État a de son identité et comment il la défend. La loi italienne permet, par exemple, facilement à celles et ceux qui ont un lien de sang avec l’Italie d’obtenir la nationalité italienne. Mais par contre, ceux qui viennent d’un pays tiers de l’UE et qui ne disposent pas d’un tel lien doivent justifier d’une résidence de dix années sur le sol italien. Cette durée est la durée maximum autorisée par le Conseil de l’Europe. Le contraste est immense entre ceux qui ont la chance de bénéficier d’un lien de sang et ceux qui peuvent uniquement justifier de leur séjour pour solliciter la nationalité italienne.
La citoyenneté est vraiment une loterie. En fonction du lieu où tu es né, tu as accès à des univers totalement différents. Les législations censées permettre l’accès à la citoyenneté ne cessent de changer. En ce moment, elles sont uniquement marquées par un repli identitaire et le rejet de l’autre, mais cela n’a pas toujours été le cas. Nous pouvons espérer que le balancier aille à un moment dans l’autre sens.
En Italie, le financement d’un doctorat ne peut pas dépasser trois ans, ce qui est un temps extrêmement restreint pour conclure ses recherches. J’avais besoin d’encore quelques mois et j’ai heureusement pu bénéficier du chômage spécifique prévu pour les doctorants. Cette allocation chômage d’une durée maximale de six mois a été introduite en Italie pour les doctorants et les assegnisti di ricerca (post-docs) en 2017. Auparavant, ceux qui n’avaient pas terminé en trois ans n’avaient droit à aucun revenu de remplacement. J’ai considéré comme une grande chance l’introduction de cette mesure quelque temps avant la fin de mon doctorat. Je savais devoir trouver un emploi après la défense de ma thèse. Je cherchais du travail tout en continuant à suivre des cours de langue et en droit des étrangers. Apprendre me plaît énormément.
Un ami a vu l’annonce d’un post-doc en droit de l’immigration. Cela m’intéressait et me permettait d’aller en Belgique, pays avec lequel un lien s’était déjà créé grâce à l’enseignement de ce professeur de droit constitutionnel comparé et à mes amis d’Erasmus. Durant mes précédents voyages, j’avais rencontré des Belges ou des personnes qui vivaient en Belgique, le lien était déjà créé. Il ne restait plus qu’à le nourrir. Mais, je me suis posé la question de la légitimité n’ayant pas réalisé mon doctorat dans cette matière. Je savais que je devrais travailler avec une autre chercheuse et en français. J’avais étudié cette langue, mais je ne la parlais pas encore couramment.
Lors de l’entretien d’embauche, en anglais, Sylvie Sarolea ou Luc Leboeuf m’a demandé de parler français. Je n’arrive pas à comprendre comment j’ai osé refuser. Je me souviens avoir répondu : « I am Italian, I can fill the gap. »
J’ai pensé l’entretien raté après cette réplique. Quand Sylvie m’a téléphoné et m’a dit « Tu es prise ! », je n’en revenais pas. Il y a eu un silence, elle m’a demandé : « Tu doutais ? » J’ai évidemment répondu « oui » et Sylvie, comme toujours très positive, m’a dit : « Mais, tu vas améliorer ton français, j’en suis certaine. » Elle avait raison.
J’ai fait la connaissance de Zoé, l’autre chercheuse avec laquelle j’allais collaborer sur le projet, en arrivant en Belgique. C’était la première fois que j’allais travailler pour un projet de recherche en binôme. Nous avons passé beaucoup de temps ensemble, avons beaucoup parlé des personnes que nous rencontrions. Nous partagions nos doutes, nos recherches, beaucoup du quotidien en raison de la recherche de terrain.
Au départ, nous communiquions en anglais, langue qu’elle maîtrise parfaitement. Quand je lui ai demandé de me parler uniquement en français pour faciliter l’apprentissage de la langue, ce fut vraiment difficile de changer. Mais elle l’a fait. Nous avons relevé beaucoup de défis ensemble.
Cette recherche m’a permis de découvrir ce qu’est vraiment la migration et d’aller au-delà des représentations qui sont le plus souvent véhiculées et qui font perdre la dimension particulière de chaque parcours. Elle m’a permis d’aller de l’autre côté du miroir. Je n’avais jamais réalisé de recherche de terrain auparavant, j’ai compris l’importance de la dimension anthropologique.
Derrière chaque migrant, il y a une personne et une histoire particulière, cette recherche m’a et nous a permis de les entendre sans filtre. Nous venions uniquement écouter, il n’y avait pas d’enjeu. Ils ne nous donnaient pas leur récit pour obtenir un statut, nous les écoutions afin de comprendre ce qu’ils vivaient et comment ils le vivaient. La vulnérabilité signifie pour moi se sentir exposé, sans avoir de possibilité d’un espace de repli. La précarité induit la vulnérabilité. Pour appréhender ce concept, il faut accepter de sortir des schémas de pensée habituels de nos disciplines, il contraint de les faire se rencontrer. Il peut sembler indicible si on ne les quitte pas.
Notre recherche était divisée en deux parties : la première a été consacrée à une étude de l’approche de la question de vulnérabilité par les autorités administratives chargées du traitement des demandes d’asile et la seconde a été consacrée à la manière dont cette procédure était vécue par les demandeurs d’asile. La spécificité de ce projet est d’étudier la vulnérabilité des demandeurs d’asile durant la procédure visant à la reconnaissance de leur statut.
Les entretiens avec les autorités ont été très structurés, nous avions des rendez-vous à heure fixe et limités dans le temps. Pour la seconde partie, nous avons choisi d’aller dans les centres d’accueil pour demandeurs d’asile sans que notre visite soit organisée par les autorités et de laisser les récits venir à nous. Nous nous installions dans le centre une journée et attendions. Nous avons malgré tout pris des initiatives pour être certaines d’avoir un échantillon complet dans les délais impartis. Notre recherche s’inscrit dans le cadre d’un programme européen, avec une procédure et des délais pour l’envoi des résultats. Avoir accès à des femmes fut difficile, elles restent discrètes dans les centres et investissent peu les espaces publics. Nous avons dû développer des stratégies pour être certaines qu’elles connaissent notre travail et viennent à nous.
Avec Zoé, nous disions souvent, à la fin de la journée, « le centre nous fatigue ». L’ambiance nous touchait, elle nous contaminait. Nous en parlons encore aujourd’hui. Ce fut extrêmement confrontant et en même temps enrichissant.
Mon approche de la recherche d’emploi est marquée par le lieu d’où je suis originaire, le sud de l’Italie où la précarité est grande. Au terme de chaque mandat à l’université, je craignais de ne pas en retrouver un autre. La perspective d’un emploi stable m’a motivée à passer les concours pour entrer dans l’administration italienne. Je le pressentais, si j’avais la chance d’être sélectionnée, je regretterais de ne plus être en mesure pratiquer la recherche sur les sujets que j’aime tant. J’ai réussi le concours me permettant d’entrer dans la fonction publique. La lettre m’indiquant ma sélection précisait une entrée en fonction immédiate.
Après des jours et des nuits de réflexion, j’ai pensé que je ne pouvais décliner l’offre même si je savais que la peine serait immense de quitter l’EDEM. Jamais auparavant, je n’avais été dans un endroit de recherche de si grande qualité. Mon attachement ne pouvait me faire oublier la durée limitée de mon contrat.
J’en ai évidemment parlé avec Sylvie, elle comprenait. Elle a envisagé les aménagements possibles et m’a permis de continuer à participer au projet Vulner après avoir intégré l’administration italienne. Elle connaît mon engagement et sait que je tiens mes promesses. Je lui avais dit que j’allais travailler mon français pour ce projet et je l’ai fait. De la même manière, je continue à m’investir dans les travaux de recherche et maintiens les liens même si je suis au loin.
Le 1er décembre 2022, nous avons eu la deuxième conférence de présentation du projet. Nous avions réalisé un entretien que nous trouvions très évocateur avec un demandeur d’asile à qui nous avions demandé de venir témoigner lors de cette conférence. Il avait accepté avec enthousiasme. Mais, le jour dit, il n’est pas venu et il était impossible de le joindre. Nous nous demandons encore ce qui lui est arrivé et nous inquiétons pour lui. Très rapidement, Zoé et moi, sans avoir besoin de longuement nous concerter, nous avons décidé de lire des extraits de son entretien. Ce choix a permis qu’il soit avec nous malgré son absence. Sa voix avait été importante pour nous et pour nos travaux, nous reconnaissions cette place même s’il ne pouvait pas être présent. Zoé et moi sommes toujours de connivence même pour des aspects que nous n’imaginions pas. Les événements de la vie ne cessent de nous le rappeler.
J’ai découvert avec l’EDEM que la recherche pouvait se réaliser en équipe, j’ai pu ressentir la richesse des échanges et combien ils ont un effet positif sur ta recherche. Sylvie Sarolea met beaucoup d’énergie pour créer une dynamique de groupe. Elle organise des activités qui fédèrent, crée des liens entre les personnes, les idées, les recherches. La distance me permet de réaliser la force de ces liens, ils résistent à l’éloignement. Même si je ne suis plus à leurs côtés et continue à être avec eux. Un peu comme les familles que tu ne quittes jamais.
Pour citer cette note : « Au-delà du miroir », Récit de vie recueilli par Béatrice Chapaux dans le cadre d’un projet Migrations et récits de vie financé par le Fonds de développement culturel d’UCLouvain Culture, février 2024.