Aller au contenu principal

Cour eur. D.H. (G.C.), 9 avril 2024, Verein KlimaSeniorinnen Schweiz et autres c. Suisse, req. n° 53600/20 ; Duarte Agostinho et autres c. Portugal et 32 autres, req. n° 39371/20 ; Carême c. France, req. n° 7189/21

cedie | Louvain-la-Neuve

cedie
25 July 2024, modified on 18 December 2024

Changements climatiques – Mobilités humaines – Droit au respect de la vie privée et familiale – Qualité pour agir des associations – Compétence extraterritoriale – Principe d’équité intergénérationnelle.

L’arrêt et les deux décisions prononcées par la Cour européenne des droits de l’homme le 9 avril 2024 établissent un lien entre changements climatiques et droits humains. Sous l’angle des mobilités humaines induites par le climat, l’arrêt KlimaSeniorinnen marque une étape importante, d’une part, en reconnaissant que l’article 8 de la Convention inclut une obligation positive pour les États de protéger leurs citoyens contre les effets néfastes des changements climatiques et, d’autre part, en élargissant la qualité pour agir des associations en matière climatique. Les décisions Duarte Agostinho et Carême c. France, jugées irrecevables, compliquent, elles, la situation des personnes déplacées par le climat, en ce que la Cour impose des critères stricts pour déterminer la qualité de victime individuelle et refuse d’étendre la compétence extraterritoriale des États en matière de changements climatiques.

Luna Jalocha

A. Arrêt et décisions

Le 9 avril 2024, la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme a prononcé un arrêt et deux décisions établissant un lien entre le climat et les droits humains. Ces affaires remettent en question l’inadéquation des efforts déployés par les États pour atténuer les émissions de gaz à effet de serre. Bien que les affaires Duarte Agostinho et Carême c. France ont été jugées irrecevables, l’arrêt KlimaSeniorinnen marque une étape cruciale pour la protection des droits humains dans le contexte climatique. Nous nous attacherons ici aux violations alléguées de l’article 8 de la Convention relatif au droit au respect de la vie privée et familiale.

1. Faits

Dans l’affaire KlimaSeniorinnen, les requérantes sont, d’une part, l’association de droit suisse Verein KlimaSeniorinnen Schweiz créée pour promouvoir et mettre en œuvre une protection efficace du climat au nom de ses membres. Elle compte plus de deux mille femmes âgées. Quatre femmes membres de l’association, toutes âgées de plus de 80 ans, dénoncent les problèmes de santé aggravés pendant les vagues de chaleur, affectant significativement leurs conditions de vie et leur bien-être. Les requérantes allèguent divers manquements des autorités suisses à l’obligation d’atténuer les effets des changements climatiques, particulièrement ceux du réchauffement planétaire, qui ont une incidence négative sur leur vie et leur santé. Elles reprochent à la Suisse de ne pas avoir respecté ses obligations de protéger efficacement la vie, conformément à l’article 2 de la Convention, et d’assurer le respect de leur vie privée et familiale, en vertu de l’article 8 de la Convention. L’État n’aurait pas introduit de législation appropriée ni mis en place de mesures adéquates et suffisantes pour atteindre les objectifs de lutte contre les changements climatiques, conformément à ses engagements internationaux.

Dans l’affaire Duarte Agostinho, les requérants sont six ressortissants portugais nés entre 1999 et 2012. Ils s’appuient sur les rapports les plus récents du GIEC ainsi que sur d’autres études scientifiques, démontrant que les niveaux actuels des changements climatiques sont dangereux et que des réductions rapides et significatives des émissions sont nécessaires d’ici à 2030 pour limiter l’augmentation de la température à 1,5 °C. Ils allèguent que les trente-trois États défendeurs sont conscients des risques que représentent les changements climatiques et soutiennent que chaque État défendeur doit prendre des mesures pour les contrer. Ils font également valoir que le Portugal serait l’un des pays européens les plus affectés par les effets néfastes des changements climatiques et qu’il ferait face à des défis considérables quant à sa capacité à s’adapter aux impacts du réchauffement climatique. Invoquant notamment l’article 8 de la Convention, les requérants se plaignent des effets présents et des graves effets futurs des changements climatiques imputables aux États défendeurs. Ils dénoncent, en particulier, les conséquences des vagues de chaleur, des incendies de forêt et de la fumée qui en résulte, lesquels ont impacté leur vie, leur bien-être, leur santé mentale et la qualité de leur logement.

Enfin, dans l’affaire Carême c. France, le requérant, en tant que résident et maire de la commune de Grande-Synthe, fait valoir que l’exposition aux risques climatiques, notamment l’érosion côtière, les inondations et les submersions côtières, viole son droit à la vie privée et familiale et son droit à la vie.

2. Position de la Cour

Dans l’affaire KlimaSeniorinnen, la Cour juge, sur le fond, que le cadre réglementaire domestique suisse présente des lacunes importantes, notamment en raison de l’incapacité de l’État à quantifier les limites nationales applicables aux émissions de gaz à effet de serre (§ 573). En effet, bien que la loi suisse sur le climat fixe des objectifs d’ordre général de réduction d’émission de gaz à effet de serre, les mesures concrètes pour atteindre ces objectifs ne sont pas précisées dans la loi et doivent encore être déterminées. Par ailleurs, la Suisse n’a pas non plus atteint les objectifs de réduction d’émission de gaz à effet de serre qu’elle s’était fixée par le passé (§§ 558 et 559).

Si les États jouissent d’une large marge d’appréciation quant au choix et à la mise en œuvre des mesures aptes à atténuer les effets des changements climatiques, ceux-ci doivent toutefois adopter et appliquer effectivement une réglementation visant à prévenir les effets actuels et futurs, potentiellement irréversibles, de ces changements (§ 555). En n’agissant pas en temps utile ni de manière appropriée pour élaborer et mettre en œuvre le cadre législatif et réglementaire pertinent en l’espèce, la Suisse a outrepassé les limites de sa marge d’appréciation et a manqué à son obligation positive, conformément à l’article 8, de protéger effectivement les personnes relevant de sa juridiction contre les effets néfastes des changements climatiques sur leur vie et leur santé.

Dans Duarte Agostinho, la Cour ne conteste pas certains aspects des changements climatiques avancés par les requérants. Premièrement, les États ont le contrôle ultime des activités publiques et privées basées sur leur territoire qui produisent des émissions de gaz à effet de serre et, à cet égard, ils ont contracté certains engagements internationaux, notamment ceux énoncés dans l’Accord de Paris. Deuxièmement, il existe une certaine relation de cause à effet entre les activités publiques et privées basées sur le territoire d’un État qui produisent des émissions de gaz à effet de serre et les impacts négatifs sur les droits et le bien-être des individus résidant en dehors des frontières de cet État. Troisièmement, le problème des changements climatiques est d’une nature véritablement existentielle pour l’humanité, ce qui le distingue des autres situations de cause à effet (§§ 191 et s.).

Cependant, selon la Cour, ces considérations ne sont pas suffisantes pour étendre, par voie d’interprétation judiciaire, la compétence extraterritoriale des États défendeurs autres que le Portugal de la manière demandée par les requérants (§ 195). La compétence territoriale est donc reconnue uniquement à l’égard du Portugal, mais ne peut être établie à l’égard des autres États défendeurs.

De plus, les requérants n’ont exercé aucune voie de droit au Portugal concernant leurs plaintes, alors même que le droit à un environnement sain et écologiquement équilibré est explicitement reconnu par la Constitution et est directement applicable et exécutoire par les juridictions nationales (§§ 217 et 219). La Cour ne considère pas qu’il existe des raisons particulières de dispenser les requérants de l’obligation d’épuiser les voies de recours internes conformément aux règles et procédures disponibles en vertu du droit interne (§ 226). Par conséquent, la plainte contre le Portugal est également irrecevable en raison du non-épuisement des voies de recours internes (§ 227).

Dans l’arrêt Carême c. France, puisque le requérant a indiqué ne plus résider à Grande-Synthe, la Cour détermine qu’il ne peut prétendre au statut de victime au titre de la Convention (§ 83). En outre, il ne peut saisir la Cour en tant que maire de Grande-Synthe, étant donné que la commune est une autorité décentralisée et, donc, une organisation gouvernementale n’ayant pas qualité pour saisir la Cour (§ 85). La requête est, dès lors, déclarée irrecevable.

B. Éclairage

1. Occasion manquée d’aborder la question des mobilités humaines provoquées par les changements climatiques

Les trois affaires qui nous occupent illustrent la tendance mondiale croissante à recourir à la justice pour dénoncer l’inaction des gouvernements en matière climatique : les litiges deviennent un mécanisme clé pour contraindre les gouvernements à agir face aux défis climatiques et pour promouvoir la justice climatique. Des centaines de décisions ont déjà été prononcées, tant au niveau national qu’international, contre des (groupes d’) entreprises, des États et certaines mettent en cause des acteurs privés. Chaque semaine, le tableau des jurisprudences et des affaires pendantes s’élargit, illustrant l’imagination et l’opiniâtreté des acteurs dont les profils sont très diversifiés. Il ne peut être question ici d’en proposer une synthèse qui ne serait que parcellaire. La base de données du Sabin Center for Climate Change de l’Université de Columbia suit cette évolution de près et propose un relevé exhaustif ainsi que des analyses pointues[1].

Cependant, alors que les changements climatiques représentent une menace majeure pour les modèles de migration humaine[2], les questions de mobilité humaine et de contentieux climatique restent souvent traitées de manière distincte. Pour le dire autrement, le vaste contentieux climatique intègre peu les enjeux de mobilité, souvent forcée, aux côtés des préoccupations liées à la santé, au non-respect des obligations en matière d’émissions de CO2… Cela se vérifie encore ici : aucun des trois prononcés du 9 avril 2024 n’aborde la problématique des mobilités induites par le climat, la question n’ayant pas été soulevée par les requérants.

Toutefois, dès lors que les décisions prononcées  traitent de l’interprétation des droits humains face au changement climatique, il est intéressant d’étudier comment les obligations des États sont définies pour ensuite s’interroger sur ce qu’elles pourraient signifier face aux défis en termes de mobilités humaines[3]. Que peuvent impliquer ces décisions quant aux droits des personnes sujettes à un risque de déplacement causé par le climat[4] ? Quelles obligations pour les pays d’origine des préjudiciés mais aussi pour leurs voisins ainsi que, plus généralement, pour les États responsables du réchauffement climatique[5] ?

Comme le soulignent les requérants dans l’affaire Duarte Agostinho, le Portugal est l’un des pays européens les plus vulnérables au réchauffement climatique et ne dispose pas des ressources suffisantes pour affronter les défis posés par les changements climatiques. L’augmentation des températures et la désertification rendent également le Portugal particulièrement susceptible de faire face à des déplacements internes comme mesures d’adaptation aux effets des changements climatiques, notamment à travers des relocalisations individuelles ou collectives.

De même, dans l’affaire Carême c. France, la municipalité de Grande-Synthe est fortement exposée aux risques d’érosion côtière, d’inondations et de submersions côtières, ce qui pourrait entraîner un déplacement forcé de sa population[6].

Il apparaît donc essentiel de reconnaître et d’intégrer la dimension des mobilités humaines dans les débats et les décisions juridiques sur le climat, afin de clarifier les obligations des États en la matière. Malgré une abondante littérature sur l’efficacité des litiges climatiques, les questions liées aux mobilités induites par les changements climatiques sont encore insuffisamment intégrées dans les décisions judiciaires. La question des obligations des États envers les citoyens dans le cadre de l’adaptation aux changements climatiques par le biais de la mobilité reste également relativement inexplorée. Le silence et l’invisibilité de la problématique des mobilités humaines, exacerbés par les trois prononcés du 9 avril 2024, sont particulièrement préoccupants, car elles constituent l’une des conséquences les plus graves et directes des changements climatiques.

2. Nouvelle interprétation de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme

L’arrêt KlimaSeniorinnen marque une avancée importante de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme en matière environnementale, en ce que la Cour y établit une nouvelle interprétation de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme. Si la Cour s’était déjà accordée depuis longtemps sur le fait que l’article 8 de la Convention s’étend aux effets négatifs que des dommages ou risques de dommages environnementaux d’origines diverses entraînent sur la santé, le bien-être et la qualité de vie des individus, suivant ce nouveau précédent, le droit au respect de la vie privée et familiale comprend également le droit à une protection effective par les autorités étatiques contre les effets néfastes graves des changements climatiques sur la vie, la santé, le bien-être et la qualité de vie (§ 519).

La Cour souligne également l’importance pour les États membres de se conformer à leurs engagements internationaux, notamment la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques et l’Accord de Paris sur le climat, et de mettre en place une réglementation visant à prévenir l’augmentation des concentrations de gaz à effet de serre dans l’atmosphère et la hausse de la température moyenne globale au-delà des niveaux susceptibles de produire des effets néfastes graves et irréversibles sur les droits de l’homme au titre de l’article 8 (§ 546). Cela exige des États qu’ils adoptent des mesures pour réduire leurs émissions afin d’atteindre la neutralité nette, en principe, dans les trente prochaines années.

L’interprétation élargie de l’article 8 de la Convention repose sur la reconnaissance par la Cour d’un lien de causalité entre, d’une part, les actions et/ou omissions des États en matière de changements climatiques et, d’autre part, le dommage ou risque de dommage touchant certains individus en termes de santé, de bien-être et de qualité de vie. Elle impose aux États une obligation positive de protéger leurs citoyens contre les impacts directs des changements climatiques. Les conséquences indirectes telles que les déplacements forcés, qui constituent une forme de préjudice grave causé par les changements climatiques sur le bien-être et la qualité de vie, pourraient peut-être également être visées par cette obligation.

Par ailleurs, en reconnaissant que les effets néfastes graves des changements climatiques peuvent porter atteinte au droit au respect de la vie privée et familiale, la Cour ouvre la voie à des recours juridiques pour les individus et communautés affectés par les déplacements climatiques forcés. Bien que la question des mobilités humaines ne soit pas abordée dans l’arrêt, l’inhabitabilité des territoires causée par la dégradation de l’environnement est l’une des conséquences prévisibles des changements climatiques sur le droit au respect de la vie privée et familiale. Les personnes contraintes de migrer pourraient, dès lors, invoquer ce précédent pour exiger des mesures de protection et de prévention de la part des autorités étatiques.

Si l’on analyse cet arrêt à la lumière d’autres décisions rendues en matière de droits humains et de changements climatiques, la Cour pourrait notamment suivre la position du Comité des droits de l’homme des Nations unies dans l’arrêt Teitiota (voy. ce commentaire de Marie Courtoy), en reconnaissant, au titre d’une violation de l’article 2, qu’une personne ne pourrait être renvoyée vers un pays où son droit à la vie est menacé. Face à l’ambiguïté des obligations préventives des États en matière de relocalisation, il incombera à la Cour de déterminer dans quels cas elle considère la relocalisation des habitants comme une mesure de protection ou comme une violation de leurs droits. Dans ce cadre, elle pourrait tirer inspiration de la position du Comité dans l’affaire Torres Strait Islanders, où la relocalisation est tantôt vue comme un moyen d’éviter une violation du droit à la vie lorsque l’État dispose d’un délai suffisant pour agir préventivement, tantôt comme une violation des droits à la vie privée et familiale et à la vie culturelle en raison de l’absence de mesures d’adaptation adéquates (voy. ce commentaire de Marie Courtoy).

3. Qualité de victime au sens de l’article 34 de la Convention européenne des droits de l’homme

L’arrêt KlimaSeniorinnen marque une avancée notable en élargissant de manière significative la qualité pour agir des ONG en vertu de l’article 34 de la Convention dans le cadre de la lutte contre les changements climatiques. Afin de se voir reconnaître la qualité pour introduire une requête relative au manquement allégué d’un État à prendre des mesures adéquates pour protéger les individus contre les effets néfastes des changements climatiques sur la vie et la santé, l’association en question doit : avoir été légalement constituée dans le pays concerné ou avoir la qualité pour agir dans ce pays ; démontrer qu’elle poursuit un but spécifique dans la défense des droits fondamentaux de ses membres ou d’autres individus touchés dans le pays concerné, en se limitant ou non à l’action collective pour la protection de ces droits contre les menaces liées aux changements climatiques ; et démontrer qu’elle peut être considérée comme véritablement représentative et habilitée à agir pour le compte d’adhérents ou d’autres individus touchés dans le pays concerné dont la vie, la santé ou le bien-être se trouvent exposés à des menaces ou conséquences néfastes spécifiques liées aux changements climatiques (§ 502).

En reconnaissant le locus standi des associations au titre de l’article 8, la Cour ouvre la voie à une représentation plus robuste des intérêts collectifs. Elle souligne la nature particulière des changements climatiques, considérés comme une préoccupation commune de l’humanité, et l’importance de l’effort collectif et intergénérationnel dans ce domaine pour protéger les droits des individus affectés par ces phénomènes, justifiant ainsi l’octroi de la qualité pour agir à l’association requérante (§ 499). Cette ouverture de la Cour constitue une évolution nécessaire et bienvenue de sa jurisprudence. 

Sous l’angle des migrations climatiques forcées, cette décision implique que les associations peuvent désormais porter des plaintes au nom des communautés susceptibles de subir des déplacements dus aux effets néfastes des changements climatiques.

Toutefois, la Cour déclare irrecevable la plainte des quatre femmes en raison de l’absence de statut de victime. Elle maintient ainsi des critères stricts pour déterminer la qualité de victime individuelle conformément à l’article 34 de la Convention. Pour les violations des droits de l’homme dans le contexte des changements climatiques, la Cour établit deux critères fondamentaux : d’une part, le requérant doit être exposé à une forte intensité des effets néfastes des changements climatiques et, d’autre part, il doit y avoir un besoin urgent de protéger le requérant en raison de l’absence ou de l’insuffisance de mesures raisonnables visant à réduire le préjudice (§ 487). Selon la Cour, aucune des quatre requérantes individuelles ne satisfait à ces critères.

De même, la Cour s’appuie sur ces nouveaux critères pour déterminer que les requérants individuels dans les affaires Duarte Agostinho et Carême c. France n’ont pas la qualité pour agir. Dans la première affaire, la Cour considère qu’il existe un manque de clarté quant aux situations individuelles des requérants, ce qui rend difficile l’examen de la question de savoir s’ils remplissent les critères relatifs à la qualité de victime (§ 229). Dans la seconde affaire, la Cour fait référence aux principes généraux de qualité de victime établis dans KlimaSeniorinnen pour finalement déterminer que le requérant ne peut pas revendiquer la qualité de victime en vertu de l’article 34 de la Convention car il ne réside plus dans la commune menacée par les risques allégués liés changements climatiques (§ 83).

Cette exigence de démontrer une forte exposition aux effets néfastes des changements climatiques établit un seuil particulièrement élevé pour les personnes susceptibles d’être déplacées en raison du climat, qui peuvent rencontrer des difficultés à prouver une exposition directe et immédiate à des risques spécifiques. Les situations dans lesquelles celles-ci se trouvent sont souvent considérées comme relevant de l’anticipation, même lorsque les conditions de vie et d’habitabilité sont déjà fortement détériorées[7]. Par ailleurs, les critères établis par la Cour exigent une matérialisation des effets néfastes, ce qui laisse sous-entendre qu’ils ne peuvent s’appliquer aux situations d’anticipation ou de prévention des effets des changements climatiques par les mobilités humaines. Toutefois, la Cour se dit non convaincue par l’argument de la Suisse selon lequel il resterait suffisamment de temps pour empêcher le réchauffement climatique d’atteindre une limite critique (§ 635), ce qui est plutôt encourageant.

4. Refus de la Cour d’étendre la compétence extraterritoriale des États pour faciliter un contentieux plus large relatif aux changements climatiques

Dans l’affaire Duarte Agostinho, la Cour se montre réticente à étendre la compétence extraterritoriale des États défendeurs de manière à faciliter un contentieux plus large concernant les changements climatiques.

La Cour spécifie, tout d’abord, que la Convention n’a pas été conçue pour assurer une protection générale de l’environnement et que d’autres instruments législatifs internationaux et domestiques sont spécifiquement adaptés pour traiter cette question particulière. Accepter l’argument des requérants selon lequel la Cour devrait établir une compétence extraterritoriale pour les États défendeurs en matière de changements climatiques impliquerait une rupture radicale avec la logique du système de protection de la Convention, qui repose essentiellement sur les principes de compétence territoriale et de subsidiarité (§ 201).

Ensuite, l’extension de la compétence extraterritoriale des Parties contractantes, fondée sur le critère proposé par les requérants du « contrôle des intérêts des requérants au titre de la Convention » dans le domaine des changements climatiques, mènerait à une expansion illimitée de la juridiction extraterritoriale des États et de leurs responsabilités en vertu de la Convention envers des personnes pratiquement n’importe où dans le monde (§ 208). Cela transformerait la Convention en un traité mondial sur les changements climatiques, ce qui n’est pas souhaitable selon la Cour. 

En adoptant une approche restrictive d’autopréservation judiciaire, la Cour souligne que les requérants doivent se tourner vers d’autres instruments législatifs internationaux et domestiques spécifiquement adaptés aux questions environnementales. Cependant, en l’absence d’une cour internationale spécialisée dans les questions environnementales, il n’existe pas de juridiction unique compétente pour appliquer les textes environnementaux adoptés au niveau international. Ainsi, si les juridictions existantes ne se saisissent pas de ces affaires, seules les juridictions nationales peuvent en assumer la responsabilité.

En outre, en refusant d’étendre la compétence extraterritoriale des États défendeurs en matière climatique, la Cour ne prévoit pas la possibilité pour les personnes déplacées en raison du climat – qui peuvent pourtant être affectées par les actions ou inactions d’États au-delà de leurs frontières – de faire valoir leurs droits devant elle en intentant une action contre un État sur le territoire duquel elles ne résident pas. Cette position limite ainsi les voies de recours disponibles pour les personnes dont les déplacements sont causés par des phénomènes climatiques transfrontaliers.

5. Principe d’équité intergénérationnelle

La Cour profite de l’arrêt KlimaSeniorinnen pour affirmer un principe d’équité intergénérationnelle et reconnaître l’importance de la protection des générations futures, qui ne peuvent pas participer aux processus décisionnels actuels et sont pourtant susceptibles de subir les conséquences des manquements des États dans la lutte contre les changements climatiques.

Ce principe d’équité intergénérationnelle se manifeste, tout d’abord, par la décision de la Cour d’octroyer la qualité pour agir à l’association requérante, en s’appuyant en partie sur la nécessité de garantir que les générations futures ne pâtissent pas d’un manque de réaction appropriée aujourd’hui. Selon la Cour, « l’action collective par le biais d’associations ou d’autres groupes d’intérêt peut être l’un des seuls moyens par lesquels la voix de ceux qui sont nettement désavantagés sur le plan de la représentation peut être entendue et par lesquels ils peuvent tenter d’influencer les processus décisionnels pertinents » (§ 489).

Par ailleurs, la Cour prend également en considération l’objectif « d’éviter de faire peser une charge disproportionnée sur les générations futures » dans son interprétation des obligations positives en matière de changements climatiques découlant de l’article 8 de la Convention (§ 549).

En ce qui concerne les mobilités humaines, celles-ci doivent également être considérées comme une préoccupation intergénérationnelle essentielle. En effet, elles risquent de se multiplier si les efforts actuels ne suffisent pas à permettre aux populations de continuer à habiter certains territoires en voie de dégradation. De plus, les émissions actuelles de gaz à effet de serre sont telles que certains territoires deviendront inévitablement inhabitables. Cela implique que les politiques de prévention et d’adaptation aux changements climatiques doivent inclure des mesures spécifiques pour protéger les générations futures susceptibles d’être déplacées de force en raison du climat, garantissant ainsi qu’elles ne subissent pas les conséquences des manquements actuels des États.

6. Conclusion

L’arrêt et les deux décisions du 9 avril 2024 représentent une avancée significative, mais incomplète, dans la reconnaissance et la protection des droits de l’homme face aux défis climatiques actuels.

D’une part, l’arrêt KlimaSeniorinnen marque une étape cruciale en élargissant l’interprétation de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme pour inclure une obligation positive dans le chef des États de protéger leurs citoyens contre les effets néfastes des changements climatiques. En outre, en élargissant la qualité pour agir des associations en matière climatique, la Cour ouvre une voie potentielle pour défendre les intérêts des communautés affectées par les déplacements induits par les changements climatiques. Cette avancée, bien que limitée, facilite la représentation de leurs droits par les associations. Cette décision souligne également l’importance de l’équité intergénérationnelle, mettant en avant la nécessité de protéger les générations futures contre tous types d’effets néfastes causés par les changements climatiques. Ce principe doit être étendu pour inclure des mesures spécifiques destinées à prévenir et atténuer les déplacements forcés dus aux changements climatiques, garantissant que les générations futures ne subissent pas les manquements actuels des États.

D’autre part, les affaires Duarte Agostinho et Carême c. France ont été jugées irrecevables, et la Cour impose des critères stricts pour déterminer la qualité de victime individuelle, ce qui complique la situation des personnes déplacées en raison du climat, qui peuvent avoir du mal à prouver une exposition directe et immédiate à des risques climatiques spécifiques. En refusant d’étendre la compétence extraterritoriale des États en matière de changements climatiques, la Cour limite également les recours possibles pour les personnes déplacées contre un État sur le territoire duquel elles ne résident pas. Enfin, la Cour a manqué l’occasion d’aborder la problématique cruciale des mobilités humaines induites par les changements climatiques.

Pour conclure sur une note positive, le précédent établi par la Cour sur l’interprétation de l’article 8 de la Convention aura un impact sur l’ensemble du système de protection des droits de l’homme européen. Cette jurisprudence sera suivie par les tribunaux nationaux des pays ayant ratifié la CEDH et pourra également inspirer les juridictions internationales et régionales dans une optique de droit comparé, renforçant ainsi la lutte contre les changements climatiques à l’échelle mondiale.

Dans ce contexte, il existe plusieurs manières pour ces juridictions d’appréhender les mobilités humaines liées aux changements climatiques. D’une part, les mesures d’atténuation permettent d’abord aux populations de rester chez elles aussi longtemps que possible, ce qui est, dans de nombreux cas, leur souhait. D’autre part, les mesures d’atténuation doivent être complétées par des mesures d’adaptation visant à amoindrir les conséquences les plus sévères ou immédiates des changements climatiques (KlimaSeniorinnen, § 552). L’habitabilité des territoires étant une véritable préoccupation, il est essentiel de prendre en considération, en termes d’adaptation, les mobilités où subsistent encore de nombreuses incertitudes pour les personnes concernées.

C. Pour aller plus loin

Lire l’arrêt et les décisions :

Doctrine :

  • Boas, I., « From Climate Migration to Climate Mobilities », MPC Blog, 9 décembre 2020 ;
  • Bookman, S., « Catalytic Climate Litigation : Rights and Statutes », Oxford Journal of Legal Studies, vol. 43, no 3, 2023, pp. 598-628 ;
  • Courtoy, M., « Between discomfort on how to address the future inhabitability of certain territories and new avenues for climate justice », Cahiers de l’EDEM, novembre 2022 ;
  • Courtoy, M., « “To Leave Is to Die” : States’ Use of Mobility in Anticipation of Land Uninhabitability », German Law Journal, vol. 23, no 7, 2022, pp. 992-1011 ;
  • Courtoy, M., « Une décision historique pour les “réfugiés climatiques” ? Mise en perspective », Cahiers de l’EDEM, février 2020 ;
  • GIEC, Climate Change 2022 : Impacts, Adaptation and Vulnerability. Working Group II Contribution to the Sixth Assessment Report of the Intergovernmental Panel on Climate Change, Cambridge, Cambridge University Press, 2022 ;
  • Gromilova, M., « Finding Opportunities to Combat the Climate Change Migration crisis : The Potential of the Adaptation Approach », Pace Environmental Law Review, vol. 33, no 105, 2016, pp. 105-156 ;
  • McAdam, J. et Ferris, E., « Planned Relocations in the Context of Climate Change : Unpacking the Legal and Conceptual Issues », Cambridge Journal of International and Comparative Law, vol. 4, no 1, 2015, pp. 137-166 ;
  • Petel, M., « Analyse de l’usage stratégique des droits humains au sein du contentieux climatique contre les États », MPIL Research Paper Series, vol. 33, 2020 ;
  • Scott, M., « Adapting to Climate-Related Human Mobility into Europe : Between the Protection Agenda and the Deterrence Paradigm, or Beyond ? », European Journal of Migration Law, vol. 25, 2023, pp. 54-82.

 

Pour citer cette note : L. Jalocha, « Prononcés dans trois affaires de Grande Chambre concernant les changements climatiques : analyse sous l’angle des mobilités humaines induites par le climat », Cahiers de l’EDEM, juin 2024.

 

[1] Un rapport joint du Programme des Nations unies pour l’environnement et du Sabin Center for Climate Change de l’Université de Columbia indique que le nombre de contentieux climatique dans le monde a plus que doublé en cinq ans, passant de 884 en 2017 à 2180 à la fin de 2022 (M. Burger et M. A. Tigre, Global Climate Litigation Report : 2023 Status Review, Sabin Center for Climate Change Law, Columbia Law School et Programme des Nations unies pour l’environnement, 2023). Voy. aussi la base de données du Sabin Center for Climate Change qui suit, semaine après semaine, l’évolution de ce vaste contentieux et recense toutes les affaires tant nationales qu’internationales, qu’elles opposent des requérants à des acteurs publics ou privés.

[2] Selon une étude du Groupe de la Banque mondiale, les projections indiquent qu’à l’horizon 2050, plus de 216 millions de personnes pourraient être déplacées à l’intérieur de leur pays en raison des changements climatiques (Groupe de la Banque mondiale, Groundswell : Acting on Internal Climate Migration, Washington, 2021).

[3] Le terme de « mobilité humaine » englobe tant la migration comme forme d’adaptation aux changements climatiques, c’est-à-dire les relocalisations planifiées par l’État, que les déplacements forcés, internes ou internationaux.

[4] Ces droits comprennent le droit d’exiger des mesures de prévention pour éviter le déplacement, le droit d’être protégé en cas de déplacement interne ou international, et enfin, le droit d’exiger de l’État qu’il intervienne pour organiser une relocalisation, soit individuelle, soit collective.

[5] En mars 2023, à l’initiative du gouvernement de Vanuatu, l’Assemblée générale des Nations unies a voté une résolution demandant un avis consultatif à la Cour internationale de justice sur les obligations spécifiques des États en matière de protection du système climatique et sur leurs responsabilités à l’égard des États vulnérables, ainsi que des générations actuelles et futures. L’Union africaine a été admise à participer à la procédure.

Voyez aussi la demande d’avis consultatif de la Colombie et du Chili auprès de la Cour interaméricaine des droits de l’homme datant de janvier 2023, afin de clarifier l’étendue des obligations des États en matière de réponse à l’urgence climatique dans le cadre du droit international des droits de l’homme, notamment en ce qui concerne la migration déclenchée et exacerbée par les effets du climat dans la région.

[6] Voy. not. les recherches de Marie Courtoy sur un cas de relocalisation en France : « “To Leave is to Die” : States’ Use of Mobility in Anticipation of Land Uninhabitability », German Law Journal, vol. 23, no 7, septembre 2022, p. 992.

[7] Voy. not. l’arrêt Teitiota, dans lequel le Comité des droits de l’homme des Nations unies considère qu’il reste encore du temps pour trouver une solution.