Cour eur. D.H., 8 octobre 2024, M.A. et Z.R. c. Chypre, req. n° 19090/20
cedie | Louvain-la-Neuve

Pushbacks systématiques et généralisés : l’affaire M.A. et Z.R. c. Chypre devant la Cour eur. D.H. constitue-t-elle l’ébauche d’une approche plus souple en matière de preuve ?
Pushbacks – Obligation procédurale – Non-refoulement – Expulsions collectives – Preuves.
Dans son arrêt rendu le 8 octobre 2024 dans l’affaire M.A. et Z.R. c. Chypre, la Cour européenne des droits de l’homme a conclu à la violation de l’interdiction des traitements inhumains ou dégradants, de l’interdiction des expulsions collectives d’étrangers, et du droit à un recours effectif, en raison du pushback des requérants vers le Liban à la suite de leur interception en mer. La Cour a jugé que les autorités chypriotes avaient renvoyé les requérants vers le Liban sans avoir pris en compte leur demande d’asile, alors que les requérants avaient fait valoir leur intention de demander l’asile à plusieurs reprises. Cet arrêt est important non seulement parce qu’il confirme – une énième fois – l’interdiction des pratiques de pushback aux frontières, mais aussi parce que la Cour y amorce un assouplissement de la preuve, reconnaissant que des pushbacks ont eu lieu malgré l’absence de preuve directe émanant du gouvernement.
Eugénie Delval[*]
A. Arrêt
Pour la première fois, dans son jugement rendu le 8 octobre 2024 dans l’affaire M.A. et Z.R. c. Chypre, la Cour européenne des droits de l’homme (ci-après, « Cour EDH ») s’est prononcée sur une affaire de « pushbacks » contre Chypre.
1. Les faits
L’affaire M.A. et Z.R. c. Chypre a été introduite par deux cousins originaires de Syrie. Ils ont fui la Syrie en 2016, en raison de la guerre qui y faisait rage, et se sont rendus au Liban. En raison, notamment, des conditions de vie très mauvaises, de leur peur d’être renvoyés en Syrie et du fait qu’ils n’y disposaient d’aucun document de séjour, les deux demandeurs ont décidé de quitter le Liban et de demander l’asile à Chypre, où réside le frère d’un des requérants. Lorsque le groupe d’environ 30 personnes à bord d’un bateau en bois a atteint les eaux territoriales chypriotes, les garde-côtes chypriotes ont intercepté leur bateau et ont empêché les passagers de débarquer sur l’île. Les passagers ont ainsi été contraints de rester sur le bateau pendant deux jours, sous la surveillance d’un navire de patrouille côtière chypriote. Finalement, ils ont été transférés sur un autre navire et ramenés au Liban. Entre-temps, les deux requérants ont réussi à brièvement contacter leurs proches à Chypre, lesquels ont joint une avocate afin de déposer une demande de mesures provisoires auprès de la Cour EDH (voy. article 39 du règlement de la Cour). Demande était ainsi faite à la Cour d’enjoindre au gouvernement chypriote de ne pas renvoyer les requérants au Liban et de les laisser pénétrer sur le territoire de Chypre. Toutefois, lorsque l’avocate des demandeurs eut été informée que la demande de mesures provisoires n’était pas suffisamment étayée par des preuves et que des informations complémentaires étaient nécessaires, les requérants étaient déjà en route pour le Liban.
Sur toute une série d’aspects, les récits des événements du gouvernement chypriote, d’une part, et des deux requérants, d’autre part, divergent. Les requérants soutiennent avoir informé l’interprète accompagnant les garde-côtes de leur souhait de demander l’asile à Chypre, lui expliquant qu’ils étaient Syriens, que leur maison avait été détruite pendant la guerre et qu’ils avaient des enfants et des familles dont ils devaient s’occuper. Les requérants déclarent aussi que toutes les personnes présentes sur le bateau avaient informé l’interprète qu’elles ne pouvaient pas retourner au Liban, mais que personne ne leur a demandé les raisons pour lesquelles elles voulaient aller à Chypre ou pourquoi elles ne pouvaient pas retourner au Liban. Les requérants ajoutent que même lorsque les personnes à bord du bateau ont crié qu’elles voulaient obtenir l’asile, elles ont été ignorées. En outre, durant les deux jours coincés en mer, les requérants affirment n’avoir reçu que du pain, de la viande en conserve ainsi qu’une quantité insuffisante d’eau. Si le gouvernement chypriote n’a pas nié que les personnes avaient été renvoyées au Liban, il conteste que les requérants aient exprimé leur souhait de demander l’asile et que quiconque ait réagi lorsque l’interprète a expliqué aux personnes à bord qu’elles risquaient d’être renvoyées au Liban. Le gouvernement chypriote affirme que, lorsque les personnes à bord du bateau ont été transférées sur un autre navire afin d’être renvoyées au Liban, leurs données personnelles, notamment leurs documents de voyage, leurs noms, leurs cartes d’identité et leurs nationalités, ont été enregistrées et les agents leur ont redemandé, une par une, si elles souhaitaient demander l’asile, mais toutes ont répondu par la négative. Aussi, selon la version des faits du gouvernement, les personnes à bord ont reçu suffisamment d’eau et de nourriture pendant qu’elles étaient retenues sur le bateau et des équipements de protection thermique leur avaient été fournis.
Devant la Cour EDH, les requérants font valoir que Chypre a violé les articles 3 (interdiction de la torture et des traitements inhumains et dégradants) et 13 (droit à un recours effectif) de la Convention européenne des droits de l’homme (ci-après « CEDH »). Ils invoquent également une violation de l’article 4 du protocole n° 4 de la CEDH (interdiction d’expulsions collectives d’étrangers) en raison, d’une part, du refus des autorités chypriotes de leur octroyer l’accès à une procédure d’asile et de leur renvoi au Liban lequel ne constitue pas un pays sûr pour les demandeurs d’asile, et, d’autre part, en raison de leur renvoi au Liban sans examen de leur demande d’asile ou de leur situation individuelle. Sous l’angle de l’article 13, les requérants soutiennent qu’ils n’ont pas eu accès à un recours effectif prévu par la loi pour contester leur renvoi au Liban. En outre, les requérants invoquent que Chypre a violé l’article 3 de la Convention en raison du traitement infligé par les garde-côtes chypriotes, qui les ont laissés pendant deux jours sur un bateau, avec peu de nourriture, sans accès à des installations d’hygiène, sous le soleil et par des températures élevées.
Dans son jugement, la Cour EDH condamne la Chypre pour violation de ces dispositions de la Convention.
2. Jugement de la Cour
La Cour commence par rappeler que, tandis que la charge de la preuve appartient en principe au requérant, une application rigoureuse et stricte de ce principe est impossible puisque, dans certaines situations, seul le gouvernement a accès aux informations capables de corroborer ou réfuter les allégations des requérants. Si tel est le cas, précise la Cour, et que l’État défendeur ne fournit pas d’explication satisfaisante et convaincante sur des faits qui relèvent entièrement ou en grande partie de la connaissance exclusive de ses autorités, la Cour peut tirer des conclusions qui peuvent être défavorables à ce gouvernement (§ 81). C’est précisément d’une telle situation dont il est question en l’espèce. En effet, l’un des principaux désaccords entre les parties porte sur la question de savoir si les requérants ont exprimé leur souhait de demander l’asile à Chypre.
Les requérants soutiennent qu’ils ont demandé l’asile oralement (aucune forme particulière d’expression du souhait de demander l’asile n’étant, effectivement, requise)[1]. Bien que les requérants n’aient pas apporté de preuves directes étayant leur affirmation, la Cour note qu’elle ne peut ignorer qu’ils étaient bloqués en mer depuis deux jours, sous le contrôle de la police maritime chypriote qui patrouillait autour du bateau, et qu’ils n’étaient pas autorisés à débarquer. Dans ces circonstances, les requérants ont dû avoir des contacts très limités avec le monde extérieur et peu d’accès aux moyens de recueillir des preuves ou de présenter officiellement leurs demandes. Le manque d’étaiement de leur demande de mesures provisoires en est d’ailleurs la preuve (§ 83). La Cour tient aussi compte de la cohérence entre le récit des requérants sur les dates, les raisons de leur entrée à Chypre et leurs interactions avec les autorités chypriotes et celui qu’ils ont fait dans leur demande de mesures provisoires à la Cour. Elle observe, en revanche, les incohérences entre les informations soumises par le gouvernement à la Cour dans le cadre de la demande de mesures provisoires et ses observations concernant la date d’arrivée et d’interception des requérants à Chypre (§ 84). En outre, la Cour tient dûment compte des divers rapports établis par la société civile, les organisations internationales et d’autres organismes concernant des refoulements et des renvois sommaires au Liban de personnes entrées illégalement à Chypre, sans qu’elles aient eu accès à une procédure de demande d’asile (§ 85). La Cour poursuit en disant que, tandis qu’il est en mesure de recueillir des preuves – contrairement aux requérants –, le gouvernement chypriote n’a apporté aucun élément probant sur les interactions de ses autorités avec les requérants à l’époque des faits. Selon la Cour, il est encore moins convaincant que les requérants, après avoir traversé la mer sur un bateau en bois, risqué leur vie pour se rendre à Chypre où ils avaient de la famille afin de demander l’asile, et avoir demandé à la Cour d’appliquer des mesures provisoires leur permettant de demander l’asile à Chypre, abandonnent sans raison apparente leurs efforts et n’expriment pas leur volonté de demander l’asile, même lorsqu’on leur aurait demandé plusieurs fois (§ 87).
Eu égard à ces faits, la Cour estime qu’il est suffisamment établi que les autorités chypriotes ont renvoyé les requérants au Liban sans traiter leurs demandes d’asile. Dès lors, la Cour vérifie si les autorités ont, toutefois, examiné de manière approfondie si les requérants auraient accès à une procédure d’asile adéquate au Liban et à des garanties suffisantes contre leur renvoi direct ou indirect vers la Syrie (§§ 89-90). En effet, il ressort d’une jurisprudence bien établie de la Cour EDH que lorsqu’un État contractant décide d’expulser un demandeur d’asile vers un pays tiers sans examiner au fond sa demande d’asile, ses autorités doivent non seulement chercher à déterminer si le demandeur aura accès à une procédure d’asile adéquate dans le pays tiers de destination, mais elles doivent aussi s’assurer que le demandeur ne soit expulsé directement ou indirectement vers son pays d’origine sans une évaluation appropriée, sous l’angle de l’article 3 de la Convention, des risques auxquels il serait exposé (Cour EDH, Ilias and Ahmed c. Hongrie, §§ 124-141). À cet égard, Chypre soutient qu’un accord bilatéral sur la gestion des migrations était en vigueur entre Chypre et le Liban, lequel pouvait donc être considéré comme une destination sûre. La Cour n’a, toutefois, pas suivi ce raisonnement. Se basant sur de nombreux rapports produits par des organisations internationales et non gouvernementales (§ 92), la Cour explique que le système d’accueil des demandeurs d’asile au Liban est très lacunaire, que les demandeurs d’asile sont dépourvus de statut juridique certain et que le Liban a récemment mis en œuvre des politiques de retour des Syriens dans leur pays d’origine. Ainsi, selon la Cour, le gouvernement chypriote ne pouvait pas présumer que les requérants auraient accès à une procédure d’asile adéquate au Liban ou qu’ils ne seraient pas exposés à des traitements contraires à l’article 3. Les autorités nationales n’ont pas procédé à une évaluation du risque d’absence d’accès à une procédure d’asile effective au Liban, ni n’ont considéré le risque de refoulement en chaîne ou les conditions de vie des demandeurs d’asile au Liban (§§ 93-94). Chypre a donc violé ses obligations, de type procédural, découlant de l’article 3 CEDH.
De plus, insistant à nouveau sur l’absence de tout document officiel permettant d’étayer les entretiens et interactions individuels que les autorités chypriotes auraient eus avec chacune des personnes à bord du bateau (§ 116), la Cour décide que le retour des requérants au Liban constituait une expulsion collective en violation de l’article 4 du Protocole n° 4 de la CEDH en raison de l’absence de décisions individuelles. Les requérants ne disposant pas en droit national de voies de recours leur permettant de soulever de manière effective leurs griefs tirés des articles 3 CEDH et 4 du Protocole n° 4 CEDH, la Cour conclut également à la violation de l’article 13 CEDH combiné avec ces dispositions (§ 126).
Enfin, la Cour décide que Chypre a violé l’article 3 de la Convention en raison des traitements inhumains et dégradants infligés aux requérants. La Cour estime, en effet, qu’il existe de nombreuses incohérences dans les récits et les quelques éléments de preuve déposés par le gouvernement quant à la nourriture prétendument apportée aux personnes à bord du bateau (§ 135). La Cour conclut que les conditions dans lesquelles avaient été placés les requérants (à savoir le fait de devoir dormir sur le bateau pendant deux jours, dans des conditions difficiles et en étant exposés au soleil à des températures élevées avec des vêtements et des couvertures en tissu) sont constitutives de traitements inhumains et dégradants au sens de l’article 3 (§ 137).
B. Éclairage
Le jugement M.A. et Z.R. c. Chypre est important en ce que, non seulement il ancre davantage dans la jurisprudence de la Cour EDH l’interdiction des pushbacks aux frontières et les obligations procédurales des États telles que découlant de l’article 3 et de l’article 4 du protocole n° 4 (1), mais aussi parce que la Cour reconnaît la pratique des pushbacks par Chypre sans preuve directe émanant du gouvernement (2).
1. L’interdiction des pushbacks
En l’absence d’une définition internationalement reconnue des « pushbacks », le Rapporteur Spécial sur les droits de l’homme des migrants (§ 34) les définit comme diverses mesures prises par les États, impliquant parfois des pays tiers ou des acteurs non étatiques, ayant pour effet que les migrants, y compris les demandeurs d’asile, sont sommairement refoulés, sans évaluation individuelle de leurs besoins en matière de protection des droits de l’homme, vers le pays ou le territoire, ou vers la mer, qu’il s’agisse d’eaux territoriales ou d’eaux internationales, d’où ils ont tenté de traverser ou traversé une frontière internationale.
Dans l’affaire commentée, les garde-côtes chypriotes n’ont aucunement évalué la situation individuelle des requérants ou leur besoin de protection internationale, les refoulant sommairement au Liban en se contentant d’enregistrer leur identité. Comme expliqué ci-dessus, la Cour estime qu’il existe des preuves suffisantes confirmant la déclaration des requérants selon laquelle ils avaient oralement informé les autorités chypriotes qu’ils demandaient l’asile et ne souhaitaient pas être renvoyés au Liban (§ 86), ce que les autorités n’ont pas pris en compte (§ 89). La Cour vérifie si les autorités chypriotes ont, par contre, examiné de manière approfondie si les requérants auraient accès à une procédure d’asile adéquate au Liban et à des garanties suffisantes contre leur renvoi direct ou indirect vers la Syrie (§ 90). La Cour ici a appliqué les principes généraux développés dans l’affaire Ilias et Ahmed c. Hongrie. Selon cette jurisprudence, le principe de non-refoulement comprend également un volet procédural : lorsqu’un État renvoie un demandeur d’asile vers un pays tiers sans examiner sa demande d’asile sur le fond, il a l’obligation procédurale d’examiner les conditions pertinentes dans le pays tiers concerné et, en particulier, l’accessibilité et la fiabilité de son système d’asile. Contrairement à d’autres affaires de refoulement, la Cour n’examine pas elle-même la question de fond au regard de l’article 3 CEDH, à savoir le risque réel de mauvais traitements en cas d’expulsion vers le pays tiers directement, ou à la suite d’un refoulement en chaîne vers le pays d’origine. En d’autres termes, peu importe que la Cour elle-même considère le pays tiers comme « sûr », du moment qu’elle soit satisfaite de l’évaluation de cette question par l’État contractant. En l’espèce, les autorités chypriotes n’ont pas procédé – et n’ont même pas prétendu avoir procédé – à une évaluation du risque d’absence d’accès à une procédure d’asile effective au Liban. Elles n’ont pas non plus évalué le risque de refoulement ou les conditions de vie des demandeurs d’asile au Liban avant l’éloignement des requérants. La Cour insiste : les autorités chypriotes auraient dû vérifier comment les autorités libanaises remplissaient leurs obligations et engagements internationaux en matière de protection des réfugiés (§ 94).
Par son jugement dans l’affaire M.A. et Z.R. c. Chypre, la Cour EDH continue de condamner les pratiques de pushbacks aux frontières, confirmant sa jurisprudence la plus récente contre notamment la Hongrie, la Pologne, et la Lituanie, aux frontières desquelles les autorités procèdent à des pushbacks, de manière systématique et généralisée, de personnes vers le Belarus[2].
2. L’établissement des faits de pushback
En outre, l’importance et la particularité du jugement de la Cour dans l’affaire M.A. et Z.R. résident dans la manière dont les preuves des pushbacks sont prises en compte. L’une des grandes difficultés dans les affaires de pushbacks est justement de prouver la pratique étatique : dans la grande majorité des cas, les États nient les refoulements et les circonstances dans lesquelles ils se produisent et ne fournissent que peu de documents devant la Cour. Par ailleurs, leurs agents ne délivrent pratiquement jamais aux personnes faisant l’objet d’un refoulement un ordre d’expulsion ou une confirmation officielle du refus d’entrée à la frontière, et les personnes qui en sont victimes n’ont quasiment pas accès à des recours effectifs ou des moyens de documenter les événements. Tout récemment, la Cour EDH a d’ailleurs reconnu que les pushbacks sont intrinsèquement difficiles à prouver en raison de leur nature secrète et de pratiques qui visent délibérément à obstruer toute collection de preuve, comme par confiscation ou destruction des téléphones[3]. Pour le dire simplement : les pratiques (très souvent systématiques) de pushbacks aux frontières sont maintenues non officielles et opaques.
Dans l’affaire commentée, la Cour EDH ne s’arrête toutefois pas à ce manque de preuves, comme elle a pu le faire dans d’autres contextes. L’on peut rappeler par exemple l’affaire Khlaifia et autres c. Italie, dans laquelle le gouvernement italien soutenait que les documents relatifs à l’entretien individuel de la situation et de la demande d’asile du demandeur – qui, selon le gouvernement italien, avait bien eu lieu conformément à l’article 3 de la Convention – avaient été détruits lors d’un incendie. Cette allégation avait été acceptée par la Cour EDH comme une explication plausible (§ 246). Au contraire, dans l’affaire M.A. et Z.R. c. Chypre, la Cour prend très au sérieux sa tâche d’examen des faits, n’hésitant pas à utiliser des raisonnements a contrario et de déduction, ainsi qu’à prendre en compte des éléments de preuve plus contextuels démontrant l’existence d’une pratique générale. Notamment, la Cour accorde une place primordiale aux preuves recueillies par les organisations non gouvernementales et internationales et par divers organes de l’ONU qui dénoncent et documentent les pratiques chypriotes (§§ 40-61). Quant aux quelques éléments de preuve amenés par le gouvernement chypriote, la Cour les écarte aisément, notant que le gouvernement n’a fourni à la Cour qu’une lettre et une très brève déclaration, toutes deux créées longtemps après les événements en question et aux fins de l’affaire dont la Cour est saisie, et qu’il n’a, en fait, fourni aucune preuve des interactions des autorités avec les requérants à l’époque des faits (§ 87). La Cour indique très clairement les erreurs et incohérences des déclarations de Chypre et les documents manquants (§§ 84, 87, 104, 116). Elle estime, a contrario, que les déclarations des requérants sont convaincantes malgré l’absence de preuves individuelles documentées (§§ 86, 87). Il est aussi important de noter que la Cour insiste sur le fait que, contraints de rester sur le bateau au large de Chypre, les requérants n’avaient qu’un contact très limité avec le monde extérieur et peu d’accès aux installations permettant de recueillir des preuves (§ 83). Ainsi, ce sont les circonstances conjointes de l’absence d’enregistrements des entretiens qui ont prétendument eu lieu avec les personnes à bord du bateau, de l’incohérence de la version des faits des États et de l’impossibilité pour les requérants de recueillir des preuves, qui ont permis à la Cour d’établir les faits de pushbacks, s’appuyant sur les nombreux rapports publics existants.
Il est vrai que la particularité, dans l’affaire M.A. et Z.R., est que Chypre ne contestait pas l’acte de refoulement ni les interactions avec les requérants. Dans d’autres affaires, les États adoptent souvent la stratégie de nier complètement toute interaction avec les requérants[4], ce qui peut rendre l’établissement des faits plus difficile. Toutefois, dans deux récentes affaires de pushbacks dirigées contre la Grèce (A.R.E c. Grèce et G.R.J. c. Grèce), la Cour a explicitement reconnu que le fait pour l’État de nier complètement les faits place les demandeurs dans une position intrinsèquement difficile en matière de preuves, les empêchant d’établir la véracité de leur récit (A.R.E., § 218 ; G.R.J., § 183). Dans ces deux affaires contre la Grèce, la Cour a explicitement conclu que « eu égard au grand nombre, à la diversité et à la concordance des sources pertinentes », elle « dispose d’indices sérieux laissant présumer qu’il existait […] une pratique systématique de refoulements par les autorités grecques de ressortissants de pays tiers » (A.R.E., § 229 ; G.R.J., § 190). De l’ensemble de ces affaires, l’on peut observer un raisonnement fondé sur un contexte plus général (en particulier étayé par les travaux des ONG et des OI) qui permettrait d’établir une pratique de pushbacks généralisée et systématique, plutôt que de devoir se fonder sur des éléments de preuve individuels à chaque cas d’espèce – lesquels sont souvent très difficiles à collecter.
Conclusion
Une question se pose : le jugement rendu par la Cour EDH dans l’affaire M.A. et Z.R. c. Chypre constituerait-il l’ébauche d’un assouplissement du système de preuves en matière de pushbacks ? L’on peut lire, entre les lignes du jugement, le message adressé aux États selon lequel l’absence de preuves directement apportées par le gouvernement ne suffit pas, lorsque les déclarations officielles sont contradictoires et peu convaincantes par rapport aux preuves produites par les organisations internationales et non gouvernementales et par rapport aux déclarations des requérants. Il est à espérer que cette approche en matière de preuves soit suivie dans des affaires similaires ultérieures. Notamment, les Chambres ont récemment renoncé à leur juridiction en faveur de la Grande Chambre de la Cour EDH dans trois affaires de pushbacks dont les faits sont contestés entre les parties[5]. Une affaire de pushback, dirigée contre Frontex, est aussi pendante devant la C.J.U.E. (Hamoudi c. Frontex).
Dans tous les cas, mis en parallèle avec d’autres affaires récemment tranchées par la Cour EDH, l’arrêt M.A. et Z.R. c. Chypre témoigne d’un certain assouplissement dans l’approche des éléments de preuve en matière de pushbacks.
C. Pour aller plus loin
Lire l’arrêt : Cour eur. D.H., 8 octobre 2024, M.A. et Z.E. c. Chypre, req. n° 39090/20.
Jurisprudence :
- Cour eur. D.H., 7 janvier 2025, A.R.E. c. Grèce, req. n° 15783/21.
- Cour eur. D.H., 3 décembre 2024, G.R.J. c. Grèce, req. n° 15067/21.
- Cour eur. D.H., 4 avril 2024, Sherov et autres c. Pologne, req. n° 50429/17 et al.
- Cour eur. D.H., 30 juin 2022, A.B. et autres c. Pologne, req. n° 42907/17.
- Cour eur. D.H., 8 juillet 2021, D.A. et autres c. Pologne, n° 51246/17.
- Cour eur. D.H., 8 juillet 2021, Shahzad c. Hongrie, req. n° 12625/17.
- Cour eur. D.H., 23 juillet 2020, M.K. et autres c. Pologne, req. n° 40503/17, 42902/17 et 43643/17.
- Cour eur. D.H., 11 décembre 2018, M.A. et autres c. Lituanie, req. n° 59793/17.
- Cour eur. D.H., 21 novembre 2019, Ilias et Ahmed c. Hongrie, req. n° 47287/15.
Doctrine :
- Alpes, M. J. et Baranowska, G., « The Politics of Legal Facts : The Erasure of Pushback Evidence from the European Court of Human Rights », Law & Social Inquiry, 2024.
- Alpes, M. J. et Hefr, I., « Pushing states to evidence pushbacks : Lessons from MH v. Croatia for intersecting domestic criminal law and international human rights », Border criminologies, 2024.
- Baranowska, G., « Exposing Covert Border Enforcement : Why Failing to Shift the Burden of Proof in Pushback Cases is Wrong », European Convention on Human Rights Law Review, 2023, vol. 4, n° 4, pp. 473-494.
- Gatta, F. L., « You shall not pass ! Poland and Hungary and the routine of collective expulsions at their borders », Cahiers de l’EDEM, novembre 2022.
- Kienzle, I., Riemer, M., « Feeble Recognition of a Systematic Pushback Practice : The latest ECtHR rulings on Greek pushback cases », Verfassungsblog, 30 janvier 2025.
- Lysienia, M., « For better or worse? Grand Chamber takes over cases concerning pushbacks at the Belarusian borders », Strasbourg Observers, 6 septembre 2024.
Pour citer cette note : E. Delval, « Pushbacks systématiques et généralisés mais difficiles à prouver individuellement : l’affaire M.A. et Z.R. c. Chypre devant la Cour EDH constitue-t-elle l’ébauche d’une approche plus souple en matière de preuve ? », Cahiers de l’EDEM, avril 2025.
[*] Disclaimer : the information and the views set out in this article are those of the author and do not necessarily reflect the official opinion of any Institution the author is affiliated with.
[1]Voy. p. ex., Cour eur. D.H., N.D. and N.T. c. Espagne, § 180.
[2] Voy. parmi plein d’autres, M.K. et autres c. Pologne, Sherov et autres c. Pologne, M.A. et autres c. Lituanie, H.K. c. Hongrie, Shahzad c. Hongrie.
[3] Voy. A.R.E. c. Grèce, §§ 31, 266 ; G.R.J. c. Grèce, §§ 18, 207.
[4] Voy. p. ex. MH. Et autres c. Croatie.