C.C., 30 janvier 2025, n° 10/2025
cedie | Louvain-la-Neuve

Photo Johan Pafenols, CC BY-SA 4.0
Allocations familiales pour les enfants réfugiés : le début d’une saga judiciaire ?
Allocations familiales – Région wallonne – Demandeurs d’asile – Égalité de traitement.
La Cour constitutionnelle juge que la législation wallonne antérieure, qui assurait un paiement rétroactifs des allocations familiales aux enfants reconnus réfugiés, est conforme à la Constitution en ce qu’elle traite de la même manière des enfants dans une situation identique. Au vu de l’objectif du législateur d’instaurer un régime centré sur le droit de l’enfant aux allocations familiales, le fait de bénéficier de l’accueil en tant que demandeurs d’asile ne s’oppose pas au paiement desdites allocations.
Jean-Baptiste Farcy
A. Faits
Par un jugement interlocutoire du 16 novembre 2023, le Tribunal du travail de Namur a saisi la Cour constitutionnelle de deux questions préjudicielles portant sur l’octroi d’allocations familiales à des enfants réfugiés en Belgique. Le décret wallon en vigueur à l’époque prévoyait qu’un enfant résidant en région wallonne ouvrait le droit aux allocations familiales à condition d’avoir un titre de séjour en Belgique. Compte tenu de l’effet déclaratif de la reconnaissance du statut de réfugié, un réfugié doit être considéré rétroactivement comme ayant, dès le moment où il a sollicité ce statut, satisfait à la condition d’être bénéficiaire d’un titre de séjour en Belgique. En conséquence, les enfants qui se sont vus reconnaitre le statut de réfugié ont droit aux allocations familiales depuis le jour où ils ont introduit leur demande de protection internationale.
Le Tribunal du travail de Namur s’interroge quant à la conformité de ce régime avec les articles 10, 11 et 23 de la Constitution. Selon le tribunal, des catégories d’enfants distinctes seraient traitées de la même manière dès lors que les enfants ayant obtenu le statut de réfugié ont droit aux allocations familiales pour la période pendant laquelle ils ont aussi bénéficié de l’aide matérielle accordée par Fedasil en vertu de la loi du 12 janvier 2007, alors que d’autres enfants qui ont également droit aux allocations familiales n’ont pas vu leurs besoins pris en charge par une aide matérielle de l’autorité publique. Autrement dit, le Tribunal du travail de Namur interroge la Cour constitutionnelle quant à la question de savoir si l’octroi des allocations familiales à des enfants reconnus réfugiés et ayant été pris en charge par Fedasil ne serait pas contraire au principe d’égalité et de non-discrimination, dans la mesure où ces enfants seraient privilégiés par rapport à d’autres catégories d’enfants bénéficiaires des allocations familiales n’ayant pas vu leurs besoins être pris en charge par Fedasil.
B. Décision
La Cour constitutionnelle commence par rappeler que le législateur wallon, à la suite de la régionalisation de la matière, a souhaité instauré un régime « simple et transparent » qui soit « centré sur le droit de l’enfant aux allocations familiales » (B.10.1). En conséquence, les enfants qui résident légalement en région wallonne jouissent d’un droit inconditionnel aux allocations familiales, et ce indépendamment de la situation professionnelle de leurs parents, ce qui simplifie, du moins en apparence, le régime antérieur.
La Cour souligne, ensuite, que l’octroi des allocations familiales n’est pas lié à la condition que les besoins de l’enfant ne soient pas pris en charge par une aide matérielle de l’autorité publique. Autrement dit, vu l’objectif poursuivi par le législateur, chaque enfant doit pouvoir avoir droit aux allocations familiales, et ce indépendamment du fait qu’il soit hébergé et pris en charge par une institution publique. Le fait que l’enfant soit placé dans une institution publique ou réside dans un logement social n’a ainsi aucune importance, et il n’y a pas lieu de considérer que cet enfant soit dans une situation différente d’un autre enfant dont les besoins sont uniquement supportés par ses parents.
S’agissant des enfants réfugiés, la Cour constitutionnelle considère ainsi que le fait qu’ils résident avec leurs parents dans un centre d’accueil le temps du traitement de leur demande de protection internationale ne fait pas obstacle à l’octroi d’allocations familiales :
« Eu égard à l’objectif du législateur décrétal de mettre en place un modèle centré sur le droit de l’enfant aux allocations familiales et basé sur le caractère inconditionnel de ce droit, pour autant que l’enfant satisfasse aux conditions de domicile et de nationalité ou de titre de séjour, les enfants réfugiés ayant bénéficié de l’aide matérielle prévue par la loi du 12 janvier 2007 ne sont pas dans une situation essentiellement différente de celle des enfants réfugiés n’ayant pas bénéficié de cette aide matérielle, ni de celle des enfants « étrangers ou belges résidant en Wallonie dont les besoins n’ont pas été pris en charge via une aide matérielle de l’autorité publique. » (B.11.)
Dès lors que les enfants visés sont dans la même situation, l’identité de traitement n’est pas jugée discriminatoire.
C. Éclairage
Depuis que la matière des allocations familiales a été défédéralisée lors de la dernière réforme de l’Etat, les entités fédérées ont souhaité mettre en place un régime simplifié centré sur l’enfant. Le droit aux allocations familiales est désormais consacré comme un droit de l’enfant, et indépendant du statut social de ses parents.
L’exercice par les entités fédérées de leur nouvelle compétence a toutefois entrainé son lot de difficultés, notamment pour les étrangers, et plus particulièrement pour les demandeurs d’asile et les réfugiés. Jusqu’il y a peu, il était admis que pour les enfants reconnus refugiés, l’octroi des allocations familiales devait être assurée en procédant à un paiement rétroactif couvrant la période allant de l’introduction de la demande de protection internationale à la décision de reconnaissance du statut de réfugié par le CGRA ou le Conseil du contentieux des étrangers. Dans l’arrêt commenté, la Cour constitutionnelle a validé cela en garantissant le droit aux allocations familiales pour tous les enfants, qu’ils soient ou non hébergés dans un centre d’accueil (I). Depuis lors, la législation régionale wallonne a été modifiée et prévoit désormais que le droit aux allocations familiales ne s’ouvre qu’à partir de la décision de reconnaissance du statut de réfugié, mettant fin ainsi au paiement rétroactif (II). Cette réforme pose de nombreuses questions et il est certain que la Cour constitutionnelle sera, à nouveau, amenée à se prononcer.
1. Le bénéfice de l’aide matérielle n’empêche pas l’octroi des allocations familiales
Dans l’arrêt commenté, la Cour constitutionnelle juge que les enfants demandeurs d’asile qui relèvent du réseau d’accueil sont dans une situation identique que les enfants demandeurs d’asile dont les besoins ne sont pas pris en charge par Fedasil. Autrement dit, le bénéfice de l’aide matérielle est sans conséquence sur l’octroi des allocations familiales.
Ce faisant, la Cour rejette, certes de manière implicite, l’argument du « double financement », de plus en plus souvent invoqué pour limiter les droits sociaux des demandeurs de protection internationale. La question préjudicielle posée par le Tribunal du travail de Namur à la Cour constitutionnelle traduit un tel questionnement, selon lequel les enfants demandeurs d’asile bénéficiant de l’accueil ne devraient pas bénéficier des allocations familiales dès lors qu’ils bénéficient déjà d’une aide matérielle octroyée par Fedasil durant la phase d’examen de leur demande d’asile. A suivre ce raisonnement, qui ne trouvait cependant aucun fondement dans le décret, les enfants demandeurs d’asile qui bénéficient de l’aide matérielle seraient privilégiés par rapport aux autres enfants (qu’ils soient demandeurs d’asile ou non) dont les besoins ne sont pas pris en charge par une autorité publique, et sont supportés par leurs parents uniquement.
S’appuyant sur la volonté du législateur de créer un régime simplifié centré sur le droit de l’enfant, la Cour constitutionnelle a jugé que l’ensemble des enfants séjournant légalement sur le territoire wallon sont dans une position identique, en conséquence de quoi le fait qu’ils résident dans un centre d’accueil n’est pas une raison suffisante pour les exclure du bénéfice des allocations familiales.
Au mois d’avril 2024, le législateur wallon a toutefois inséré un nouvel alinéa à l’article 4, § 1er, du décret du 8 février 2018 relatif à la gestion et au paiement des prestations familiales. Cet alinéa prévoit que « l’enfant qui ne dispose pas de la nationalité belge est bénéficiaire des prestations familiales à la date de la décision de reconnaissance du statut de réfugié ou à la date de l’attribution du statut de protection subsidiaire ». Ce faisant, le législateur wallon, à l’instar des législateurs bruxellois et flamand, a voulu exclure les demandeurs de protection internationale du bénéfice des allocations familiales, en ce compris les enfants qui sont in fine reconnus réfugiés, mettant ainsi fin aux paiements rétroactifs. Cette réforme n’étant pas applicable au litige devant la juridiction a quo, la Cour constitutionnelle n’avait pas à apprécier la conformité de celle-ci avec la Constitution. Tôt ou tard, elle sera toutefois inévitablement saisie de la question.
2. La fin des allocations familiales versées rétroactivement, le début d’une nouvelle saga judiciaire ?
Tant en Flandre qu’à Bruxelles ou en région wallonne, les allocations familiales ne sont aujourd’hui plus versées que pour l’avenir à compter du jour de l’octroi d’une protection internationale par le CGRA ou le CCE. Les réfugiés ne bénéficient donc plus de la rétroactivité des prestations familiales, et ce qu’ils aient ou non été pris en charge au sein du réseau d’accueil.
À plusieurs égards, l’exclusion des enfants demandeurs d’asile du bénéfice des allocations familiales interpelle et soulève de nombreuses questions qui seront un jour ou l’autre soumises à la Cour constitutionnelle. À titre exemplatif, en voici quelques-unes :
- Ce régime n’instaure-t-il par une différence de traitement entre les réfugiés et les nationaux dans la mesure où les premiers ne bénéficient plus rétroactivement des allocations familiales ? (Violation de l’effet déclaratif du statut de réfugié.)
- N’y a-t-il pas là un recul dans l’octroi des prestations familiales, pourtant consacré à l’article 23 de la Constitution ? (Violation du principe de standstill.)
- Dans la mesure où ce régime est applicable à l’ensemble des réfugiés, qu’ils aient ou non bénéficié de l’accueil, n’y a-t-il pas une identité de traitement entre personnes pourtant dans une situation différente ? (Violation du principe d’égalité et de non-discrimination en traitant de la même manière des personnes dans une situation différente.)
- Inversement, ce régime ne traite-t-il pas différemment des étrangers sous attestation d’immatriculation (et donc dans une situation identique), qu’il s’agisse de demandeurs du regroupement familial, d’étrangers ayant introduit une demande de régularisation médicale jugée recevable ou, en l’occurrence, de demandeurs de protection internationale, et ce sans justification raisonnable ? (Violation du principe d’égalité et de non-discrimination en traitant de manière différente des personnes dans une situation identique.)
Par un jugement de 3 avril 2025, le Tribunal du travail francophone de Bruxelles a d’ailleurs saisi la Cour constitutionnelle de plusieurs questions préjudicielles relatives à l’article 6 de l’ordonnance bruxelloise du 25 avril 2019 qui octroi le bénéfice des allocations familiales à compter du jour de la reconnaissance du statut de réfugié ou de protection subsidiaire. Le débat est loin d’être clos.
Lorsque la Cour constitutionnelle devra se prononcer, il reviendra au législateur régional de justifier l’exclusion des enfants réfugiés du bénéfice des allocations familiales durant la phase de traitement de leur demande de protection internationale. Si l’objectif poursuivi est officiellement d’assainir les finances publiques en évitant un prétendu double financement (et officieusement de rendre la Belgique moins attractive pour les demandeurs d’asile en utilisant la politique sociale à des fins migratoires), le législateur régional devra démontrer que l’accueil, pour ce qu’il en reste, rencontre les besoins des enfants et assure une équivalence avec les autres enfants en ce qui concerne les charges d’entretien et d’éducation. À l’heure du « bed-bad-brood », il est permis d’en douter.
D. Pour aller plus loin
Lire l’arrêt : C.C., 30 janvier 2025, n° 10/2025.
Jurisprudence :
- C.C., 19 septembre 2024, n° 95/2024.
- Trib. trav. Bruxelles, 3 avril 2025, R.G. n° 24/3135/A, inédit.
Pour citer cette note : J.-B. Farcy, « Allocations familiales pour les enfants réfugiés : le début d’une saga judiciaire ? », Cahiers de l’EDEM, avril 2025.