C.J.U.E., 19 novembre 2024, Commission c. Pologne (Éligibilité et qualité de membre d’un parti politique), aff. C-814/21, EU:C:2024:963
cedie | Louvain-la-Neuve

La citoyenneté de l’Union à l’épreuve des frontières politiques : éclairage sur l’arrêt Commission c. Pologne (C‑814/21)
Manquement d’État – Citoyenneté de l’Union – Article 22 TFUE – Non-discrimination fondée sur la nationalité – Égalité de traitement.
Dans l’affaire Commission c. Pologne (C-814/21), la Cour de justice de l’Union européenne a jugé que la législation polonaise, qui interdit aux citoyens de l’Union non polonais résidant en Pologne d’adhérer à un parti politique, constitue une violation de l’article 22 TFUE. Bien que ces citoyens puissent formellement se porter candidats aux élections locales ou européennes, l’impossibilité de rejoindre un parti politique les empêche d’accéder aux mêmes moyens d’expression et de soutien que les ressortissants polonais. La Cour rappelle que la citoyenneté de l’Union implique un droit effectif à la participation démocratique, au-delà du simple droit de vote, et que toute différence de traitement fondée sur la nationalité doit être strictement justifiée. En l’espèce, la Pologne invoquait la préservation de son identité nationale et la protection de son ordre politique interne, mais ces justifications ont été rejetées par la Cour comme insuffisantes. L’arrêt marque ainsi un renforcement du principe d’égalité politique entre citoyens de l’Union dans leur État de résidence.
Pranav Vercruysse
A. Arrêt
Dans son arrêt du 19 novembre 2024, la Cour de justice de l’Union (ci-après : C.J.U.E.) constate que la législation polonaise, en interdisant aux citoyens de l’Union résidant en Pologne sans en avoir la nationalité d’adhérer à un parti politique, viole l’article 22 TFUE. Cette disposition garantit à tout citoyen de l’Union le droit de vote et d’éligibilité aux élections municipales et européennes dans l’État membre de résidence, dans « les mêmes conditions que les nationaux » de cet État.
Saisie d’un recours en manquement, la C.J.U.E. rejette la position défendue par la République de Pologne (soutenue par la République tchèque), qui estimait que l’article 22 TFUE ne confère aucun droit autonome à l’adhésion partisane, mais se limiterait aux conditions strictes d’éligibilité. Dès lors, la Pologne invoquait à la fois la nécessité de protéger sa souveraineté nationale (notamment en matière d’organisation de la « vie politique », constitutionnellement réservée aux citoyens polonais), et l’idée que l’adhésion à un parti ne serait ni indispensable ni déterminante pour se présenter aux élections locales ou européennes. La Cour, reprenant les conclusions de l’avocat général M. Jean Richard de la Tour, rejette ces arguments : elle considère que cette interdiction constitue une discrimination directe fondée sur la nationalité, en contradiction avec l’objectif d’intégration européenne prôné par le droit de l’Union (notamment à travers la Charte des droits fondamentaux, le TFUE, le TUE et les directives 93/109 et 94/80). C’est pourquoi la C.J.U.E souligne que l’adhésion à un parti joue un rôle central dans l’accès aux moyens matériels et organisationnels nécessaires pour être effectivement candidat. Ainsi, priver les citoyens de l’Union de cette possibilité revient à entraver l’exercice effectif du droit d’éligibilité aux élections municipales et européennes dans l’État membre de résidence, garanti par l’article 22 TFUE.
B. Éclairage
1. Une interprétation extensive mais légitime de l’article 22 TFUE
Par son arrêt, la C.J.U.E. consacre une lecture téléologique de l’article 22 TFUE, en considérant que le droit de se porter candidat aux élections municipales ou européennes implique, pour être effectif, l’accès aux moyens concrets de participation à la vie politique locale – au premier rang desquels figure l’adhésion à un parti politique. S’alignant sur la Commission, qui soutenait que l’interdiction imposée par la Pologne créait une discrimination directe fondée sur la nationalité, la C.J.U.E. considère que l’appartenance à un parti constitue un levier essentiel pour accéder aux ressources nécessaires à la réussite d’une campagne électorale, telles que le « financement », la visibilité médiatique ou la structuration programmatique.
La C.J.U.E. affirme ainsi que cette disposition impose aux États membres de garantir aux citoyens de l’Union résidant sur leur territoire « les mêmes conditions » d’exercice du droit d’éligibilité que celles dont bénéficient leurs ressortissants, ce qui comprend entre autres l’accès aux instruments politiques institutionnalisés. L’interprétation polonaise – qui suppose une lecture étroite et indépendante des droits politiques – est dès lors invalidée par la C.J.U.E., laquelle souligne la nécessaire effectivité des droits conférés par la citoyenneté de l’Union.
L’avocat général avait d’ailleurs invité la C.J.U.E. à adopter cette approche finaliste, insistant sur la corrélation entre droit d’éligibilité, liberté d’association (article 12de la Charte) et appartenance partisane. L’arrêt s’inscrit ainsi dans une jurisprudence constante qui promeut une citoyenneté européenne substantielle, fondée sur la non-discrimination et l’égalité d’accès aux mécanismes démocratiques.
2. Une conception étroite et dépassée de la démocratie par la Pologne
La République de Pologne défendait une position fondée sur trois piliers : une lecture restrictive du traité, la préservation de sa souveraineté nationale, et la négation du caractère discriminatoire de la mesure.
D’abord, elle contestait que l’article 22 TFUE puisse fonder un droit autonome à l’adhésion à un parti politique, affirmant que ce domaine relève exclusivement de la compétence nationale, protégée par l’article article 5, § 2, TUE, ainsi que les articles 4, §§ 1er et 2, TUE. Mais la C.J.U.E. oppose à cette lecture une conception intégrée de la citoyenneté européenne : dès lors qu’un État membre organise des élections auxquelles les citoyens de l’Union peuvent participer, il ne peut restreindre leur capacité à y concourir effectivement, sauf à méconnaître le principe de non-discrimination.
Ensuite, la Pologne invoquait sa Constitution (article 11) pour réserver l’adhésion aux partis à ses seuls ressortissants, justifiant cette exclusion par le besoin de préserver « l’intégrité territoriale ». Mais la C.J.U.E. rappelle avec fermeté que toute dérogation fondée sur l’identité nationale doit répondre à une exigence de proportionnalité stricte. Or, une mesure aussi générale et automatique, qui exclut tous les citoyens de l’Union, sans considération de leur intégration ou de leur participation effective à la vie locale, ne peut satisfaire à cette exigence. Le rappel par l’avocat général du rôle structurant des partis dans une démocratie pluraliste (§ 108 de ses conclusions) souligne ici le décalage entre la posture souverainiste polonaise et les standards européens contemporains.
Enfin, la République de Pologne affirmait que cette restriction n’empêchait pas, en pratique, les citoyens de l’Union de se présenter aux élections, ceux-ci pouvant figurer sur des listes partisanes sans être membres ou créer leurs propres comités électoraux. La C.J.U.E. rejette cette argumentation en soulignant que l’accès formel à la candidature ne suffit pas si les moyens concrets de compétitivité électorale sont limités. En d’autres termes, le droit de se porter candidat ne saurait être vidé de sa substance par des restrictions empêchant un engagement politique équivalent à celui des nationaux.
3. Une décision dans la droite ligne d’une jurisprudence exigeante à l’égard de la Pologne
Cette décision prolonge la jurisprudence ferme de la C.J.U.E. à l’égard des atteintes structurelles portées par la Pologne aux valeurs fondamentales de l’Union. Depuis les arrêts relatifs à l’indépendance de la justice – notamment l’arrêt Commission c. Pologne de 2019 (C-619/18) concernant la réduction de l’âge de départ à la retraite des juges de la Cour suprême, l’arrêt Commission c. Pologne de 2021 (C-791/19) relatif au régime disciplinaire applicable aux magistrats, et l’arrêt Commission c. Pologne de 2023 (C-204/21) portant sur le non-respect d’une mesure provisoire ordonnant la suspension de la chambre disciplinaire –, la Cour n’a cessé de rappeler que le respect des droits conférés par le droit de l’Union ne peut être subordonné à des considérations internes de souveraineté.
Dans cette affaire, la C.J.U.E. oppose à la lecture fragmentaire de la Pologne une vision unitaire de la citoyenneté européenne. L’interdiction généralisée de l’adhésion aux partis ne constitue pas une simple modalité d’organisation nationale, mais bien une entrave structurelle à l’un des attributs fondamentaux de la citoyenneté de l’Union. L’État membre ne saurait instrumentaliser son ordre constitutionnel pour justifier une inégalité d’accès aux canaux de représentation démocratique.
En cela, cet arrêt prolonge une ligne jurisprudentielle de plus en plus exigeante vis-à-vis des États membres qui, sous couvert de souveraineté, mettent en cause l’effectivité du droit de l’Union. La C.J.U.E. rappelle que la participation politique ne se réduit pas à un droit abstrait, mais doit pouvoir s’exercer dans des conditions concrètes d’égalité – condition sine qua non du projet d’intégration.
Conclusion : une avancée jurisprudentielle structurante mais à portée limitée
Cet arrêt constitue ainsi une avancée jurisprudentielle majeure en affirmant que l’article 22 TFUE garantit un accès effectif à l’espace politique local, y compris par l’adhésion à un parti politique. Il réaffirme ainsi le caractère substantiel de la citoyenneté de l’Union, et encadre l’invocation de l’identité nationale par les États membres.
Cependant, sa portée reste circonscrite à plusieurs égards. D’une part, la C.J.U.E. n’a pas reconnu un droit subjectif autonome à l’adhésion partisane, préférant fonder sa décision sur l’entrave indirecte au droit d’éligibilité. Elle écarte également une invocation autonome de la liberté d’association (article 12 de la Charte), ce qui limite la portée transversale de la décision. D’autre part, la solution ne concerne que les élections locales et européennes, excluant de son champ les scrutins nationaux, que les États membres peuvent toujours réserver à leurs ressortissants.
Enfin, l’effectivité de l’arrêt dépendra de sa mise en œuvre par les autorités polonaises. Dans un contexte de contentieux récurrents liés au non-respect des arrêts de la Cour (et ce notamment par la Pologne), des incertitudes pèsent sur la traduction concrète de cette décision. L’arrêt pose ainsi un jalon symbolique et normatif important dans la construction de la citoyenneté européenne, mais son effet transformateur dépendra de sa réception politique et administrative dans l’État membre concerné.
C. Pour aller plus loin
Lire l’arrêt :
- C.J.U.E., 19 novembre 2024, Commission c. Pologne (Éligibilité et qualité de membre d’un parti politique), C-814/21, EU:C:2024:963.
- Conclusions de l’avocat général Jean Richard de la Tour, présentées le 30 avril 2024, Commission c. Pologne (Éligibilité et qualité de membre d’un parti politique), aff. C-814/21, EU:C:2024:15.
Jurisprudence :
- C.J.U.E., 24 juin 2019, Commission c. Pologne (Indépendance de la Cour suprême), aff. C-619/18, EU:C:2019:531, sur le manquement de la Pologne à ses obligations en matière d’indépendance judiciaire.
- C.J.U.E, 15 juillet 2021, Commission c. Pologne (Régime disciplinaire des juges), aff. C-791/19, EU:C:2021:596, sur le régime disciplinaire applicable aux juges en Pologne méconnaissait les exigences d’indépendance et d’impartialité, en violation des articles 19, § 1, TUE et 267 TFUE.
- C.J.U.E, 5 juin 2023, Commission c. Pologne (Indépendance et vie privée des juges), aff. C-204/21, EU:C:2023:442, sur plusieurs manquements graves aux valeurs de l’État de droit, sanctionnant la Pologne pour ses réformes du système judiciaire, notamment en ce qu’elles compromettent l’indépendance des juridictions, en violation de l’article 19, § 1, TUE et de la Charte des droits fondamentaux.
Rapport :
- Rapport d’information n° 457 (2020-2021), déposé le 18 mars 2021 par le Sénat, L’État de droit dans l’Union européenne.
Doctrine :
- Blumann, C., Dubouis, L. et Rubio, N., Droit matériel de l’Union européenne, Paris, LGDJ, 2024, 1090 p.
- Picod, F., Rizcallah, C. et Van Drooghenbroeck, S., Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, commentaire article par article, 3e éd., Bruxelles, Bruylant, 2023, 1614 p.
- Réveillère, V., Le juge et le travail des concepts juridiques : le cas de la citoyenneté de l’Union européenne, Institut universitaire Varenne et L.G.D.J. Lextenso éditions, 2018, Collection des thèses, 536 p.
Pour citer cette note : P. Vercruysse, « La citoyenneté de l’Union à l’épreuve des frontières politiques : éclairage sur l’arrêt Commission c. Pologne (C‑814/21) », Cahiers de l’EDEM, avril 2025.