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L’audace de raconter le « vrai »

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15 February 2022, modified on 6 December 2024

Chimamanda Ngozi Adichie, DHC de l’UCLouvain

Le 28 avril prochain, trois personnalités recevront le titre de Docteur·e honoris causa de l’Université catholique de Louvain. Parmi elles, l’écrivaine nigériane Chimamanda Ngozi Adichie. Dans le cadre cette mise à l’honneur par l’UCLouvain de personnalités qui « s’obstinent à nous faire voir la réalité en face », ainsi que le mentionne le texte de présentation de l’événement, il eût été difficile de poser un choix plus pertinent.

Par Daria Tunca

Née au Nigeria en 1977, et partageant son temps entre son pays natal et les ÉtatsUnis, Adichie est une écrivaine connue à la fois pour sa vivacité intellectuelle et pour son franc-parler. Dans ses écrits, elle s’exprime avec éloquence et lucidité sur des sujets tels que le féminisme, le colonialisme, et le racisme. Ainsi, dans son essai Chère Ijeawele, ou un manifeste pour une éducation féministe (2017), Adichie refuse toute demi-mesure : « Être féministe, » écrit-elle, « c’est comme être enceinte. Tu l’es ou tu ne l’es pas ». Ou encore, en 2016, lorsqu’elle est confrontée sur un plateau télévisé à un supporter de Donald Trump niant la rhétorique raciste du président élu, elle rétorque sans équivoque : « Si vous êtes un homme blanc, il ne vous appartient pas de définir ce qu’est le racisme ».

Une œuvre littéraire remarquable

Les propos d’Adichie font régulièrement l’objet de discussions animées, mais son œuvre littéraire mène avant tout une réflexion sensible et subtile sur la complexité de la nature humaine. Dans son premier roman, L’hibiscus pourpre (2003), l’autrice met en scène une adolescente qui, dans le Nigeria des années 1990 dominé par la dictature militaire, se libère peu à peu du joug d’un père à la personnalité complexe, à la fois philanthrope et tyran domestique poussé à l’excès par son zèle religieux. Le second roman d’Adichie, L’autre moitié du soleil (2006), retrace le parcours de personnages issus de différentes classes sociales avant et pendant la guerre du Biafra, conflit qui déchira le Nigeria à la fin des années 1960. Cet ouvrage, qui valut à l’écrivaine de prestigieux prix littéraires, se distingue par sa portée tout autant politique que psychologique. En effet, d’une part, le roman propose une analyse engagée des causes et enjeux d’un conflit ethnique et religieux qui fut l’héritage historique des politiques coloniales de l’Empire britannique ; d’autre part, le récit offre une exploration bouleversante de la vie affective des personnages – hommes et femmes tantôt passionnés et ambitieux, tantôt vulnérables ou violents. 1 Daria Tunca est chargée de cours en littérature anglaise à l’Université de Liège, où elle est actuellement directrice du Centre d’Enseignement et de Recherche en Études Postcoloniales (CEREP). Ses recherches portent principalement sur la fiction nigériane contemporaine et sur la stylistique des littératures postcoloniales. Les émotions sont également au cœur du recueil de nouvelles Autour de ton cou (2009), dont plusieurs textes relatent des moments charnières dans la vie de personnages féminins émigrant du Nigeria vers les États-Unis. Les destins de ces femmes anticipent celui du personnage principal du troisième roman d’Adichie, Americanah (2013). Au début de ce récit, l’héroïne s’apprête à rejoindre son Nigeria natal après treize années passées aux États-Unis, période au cours de laquelle elle est devenue une bloggeuse à succès et a vécu plusieurs relations sentimentales, mais sans jamais oublier son premier grand amour, alors resté au Nigeria. Americanah offre un mélange captivant de romantisme et de critique sociopolitique ; ce second aspect est exploré de manière originale par l’intermédiaire du blog de l’héroïne, dans lequel elle pose un regard curieux, quasianthropologique, sur la société américaine. Usant d’un humour piquant souvent teinté d’irrévérence, elle y évoque les « tribalismes » étatsuniens, parmi lesquels la notion de race, pilier fondateur des inégalités sociales dans le pays, mais dont même les Américains blancs les mieux intentionnés se plaisent à nier l’existence, allant parfois jusqu’à l’absurdité.

Les histoires peuvent briser la dignité d’un peuple. Mais les histoires peuvent aussi réparer cette dignité brisée.

Une analyse critique de nos sociétés

Si, tout au long du roman Americanah, Adichie mêle le comique et l’absurde pour mettre en exergue les travers de l’Amérique bien-pensante, elle a récemment condamné sur un ton plus sévère l’« orthodoxie idéologique » animant les défenseurs de la culture de l’effacement (« cancel culture » en anglais), mode de pensée dont nombre de représentants reprochent à l’écrivaine des positions dont elle s’est efforcée de justifier la validité. Ce désaccord entre l’autrice et ses détracteurs trouve son origine dans la pensée féministe d’Adichie, vision qui s’articule autour de la reconnaissance de la différence entre les sexes, clairement distinguée par l’écrivaine de l’égalité des droits qu’elle revendique pour tous les êtres humains. En effet, Adichie maintient que, puisqu’il existe des différences biologiques entre les hommes et les femmes qui, dans les sociétés patriarchales, servent injustement de base à des traitements inégaux, cette structure de pouvoir influe également sur la vie des femmes transgenre, dont l’expérience sociétale diffère de celle des femmes cisgenre, dont l’identité féminine a par définition été attribuée à la naissance. Dans un texte publié sur son site web en juin 2021, l’autrice insiste que « nous devrions être en mesure de reconnaître la différence tout en étant pleinement inclusifs » ; elle défend ainsi la logique, qu’elle a exposée à maintes reprises dans les médias, que la différence entre les femmes trans et cis doit être prise en compte pour comprendre, par exemple, les spécificités des violences infligées aux femmes trans. Adichie s’inscrit ainsi à contre-courant des mouvances qui prônent l’inclusivité sur la base de l’abolition des différences plutôt que de leur reconnaissance. Si l’on peut librement apprécier ou contester la position d’Adichie, l’autrice invite en tout cas à une analyse critique de nos sociétés que de nombreux commentateurs refusent de mener, préférant la culture de l’effacement à un débat contradictoire approfondi.

Une autrice intrépide

Cet exemple suggère qu’Adichie incarne une conception de la littérature, et du rôle de l’écrivaine, qui refuse audacieusement de se mettre au diapason de la pensée dominante lorsque ses réflexions et convictions lui inspirent des trajectoires intellectuelles alternatives, aussi périlleuses soient-elles. L’autrice se révèle tout aussi intrépide lorsqu’elle aborde des questions liées à la colonisation. Invitée en septembre 2021 à prononcer un discours dans le cadre de l’inauguration des musées ethnologique et d’art asiatique de Berlin, elle évoque le sujet actuellement largement débattu de la restitution des œuvres d’art jadis dérobées aux pays colonisés. Dans son intervention, l’écrivaine critique vivement les tergiversations des institutions occidentales qui invoquent le critère de la conservation – potentiellement compromise – d’artefacts si ces derniers devaient être restitués à leurs propriétaires africains, asiatiques, ou sudaméricains. Adichie qualifie cette position de « condescendante », soulignant que ce raisonnement est par ailleurs « dénué de tout sens logique de base » : « Depuis quand le principe de la propriété repose-t-il sur le fait que l’on prenne bien soin de ce qui est possédé ? » À l’écoute de telles paroles fustigeant les anciennes puissances coloniales et leur « arrogance paternaliste des plus stupéfiantes », il est difficile d’éluder la pertinence des propos d’Adichie dans le contexte belge, puisque la question de la restitution du patrimoine culturel des pays africains concerne également des institutions telles que le Musée royal de l’Afrique centrale à Tervuren. À l’heure actuelle, les arguments moraux et légaux qui s’affrontent dans ce débat au niveau belge nous rappellent que, malgré de timides progrès, la Belgique est encore loin d’une pleine reconnaissance des horreurs de son histoire coloniale. Dans ce contexte, la mise à l’honneur par l’Université catholique de Louvain de personnalités qui nous exhortent « à garder les yeux ouverts à l’heure où le vrai n’a jamais été autant fragilisé », pour citer à nouveau le texte de présentation mentionné précédemment, ne prend de véritable sens que si nous sommes, individuellement et collectivement, prêts à être bousculés dans nos propres convictions et à reconnaître que nos positions idéologiques, aussi bienveillantes soient-elles, ne sont pas toujours à la hauteur de nos ambitions morales. Cette quête d’un monde plus juste est aussi bien intellectuelle qu’émotionnelle, soulignant l’importance de la littérature, et plus largement de l’imaginaire, dans l’évolution de la pensée. Dans sa conférence TED intitulée « Le danger d’une histoire unique » (2009), Adichie insiste précisément sur le rôle central des histoires dans notre perception d’autrui : « Les histoires peuvent briser la dignité d’un peuple. Mais les histoires peuvent aussi réparer cette dignité brisée. » Depuis deux décennies déjà, c’est un espoir tel que celuilà qui anime l’œuvre émouvante, engagée, et toujours audacieuse de Chimamanda Ngozi Adichie.

La candidature de Chimamanda Ngozi Adichie est portée au sein de l’UCLouvain par Anne-Lise Sibony, professeure de droit européen, et Khawla Ajana, chercheuse au Psychological Sciences Research Institute. Anne-lise Sibony nous explique en quoi le choix de l’autrice nigériane est pour elle une évidence.

Une évidence
"La première chose qui est remarquable chez Chimamanda Ngozi Adichie, c’est son écriture, sa voix, sa parole. Et je pense que ça a beaucoup de sens de lui décerner un doctorat honoris causa compte-tenu du thème qui a été choisi pour ces DHC, qui est « la fragilité du vrai ». En fait, quand nous avons eu connaissance du thème choisi, une de mes collègues et amie m’a demandé si je pensais à quelqu’un en particulier. Immédiatement j’ai dit : Chimamanda Ngozi Adichie. C’était pour moi une évidence. Et j’ai tout de suite pensé à son TED Talk « The danger of a single story ». C’est une vidéo qu’on peut certainement conseiller aux lecteur·rices de TRACES. Il s’agit d’un discours qu’elle a tenu dans un cadre universitaire à l’occasion d’une remise de diplôme. Un discours dans lequel, de façon très pédagogique et très imagée, elle montre combien il est dangereux d’avoir un seul point de vue, de généraliser comme on le fait trop souvent à partir d’un petit bout de savoir. Elle y raconte entre autres cette anecdote : quand elle est arrivée comme étudiante sur le campus d’une université américaine, sa co-locataire pensait avec beaucoup de bienveillance que, puisqu’elle était africaine, elle devait forcément être pauvre et ne pas connaître la culture occidentale. Et en fait, quand elles ont commencé à parler de musique, l’étudiante américaine a été surprise de constater qu’elles connaissaient les mêmes artistes, ce qui ne collait pas avec ses préjugés sur les Africains. Chimamanda Ngozi Adichie nous met en garde contre ces récits uniques, nourris de stéréotypes, qui finissent par nous greffer des œillères. C’est la raison pour laquelle il est important de raconter des histoires multiples pour incarner les vérités multiples. C’est un thème que l’on retrouve de manière récurrente dans ses romans. Une situation y est toujours abordée par plusieurs personnages aux voix et points de vue différents. « La fragilité du vrai » En ce qui concerne le thème de la « fragilité du vrai », retenu pour ces DHC, je pense que les universités, qui dispensent des discours de vérité, sont très bien placées pour se rendre compte que, parfois, le vrai est inaudible. Et c’est plutôt inquiétant. Cela me fait penser à ce film diffusé sur Netflix « Don’t look up » dont on parle beaucoup. C’est l’histoire de scientifiques qui ont calculé qu’une météorite allait entrer en collision avec la Terre et qu’il ne nous restait plus que six mois à vivre. Ils tentent de prévenir l’humanité de la probable et inévitable fin du monde, mais leur discours est inaudible. Bien sûr, c’est de la fiction, mais elle saisit quelque chose de l’inquiétude actuelle des universitaires. Comme le montrent très bien les spécialistes en sciences cognitives, les humains sont davantage sensibles aux récits qu’aux chiffres, aux histoires qu’aux données. Ce sont les histoires qui font sens. D’où l’importance d’honorer cette année une écrivaine qui ne parle pas de science, mais d’histoires de vie, qui montre à travers la fiction qu’il y a plusieurs façons de voir et que les points de vue sont situés." Anne-Lise Sibony, professeure de droit européen à la faculté de Droit et criminologie (DRT) et membre de l'Institut pour la recherche interdisciplinaire en sciences juridiques (JURI)

 

Accueillir l’altérité
"Je trouve Chimamanda Adichie très inspirante. Ses discours, ou plutôt ses histoires comme elle aime le dire, nous concernent toutes et tous. Nous ne pouvons rester insensibles à ses récits qui réveillent quelque chose de profond enfoui en nous. Nos vies et nos cultures sont composées de plusieurs histoires qui se chevauchent. Chimamanda Adichie nous met en garde contre la méconnaissance de l’autre dans laquelle nous plongeons lorsque nous nous contentons d’une histoire unique à son propos, qu’il s’agisse d’une personne ou d’un pays. Il est toujours plus simple d’ignorer la complexité du monde dans lequel nous évoluons. Porter un regard global est complexe, déstabilisant mais aussi et surtout libérateur. Elle nous invite à embrasser cette complexité du monde, à exercer notre esprit critique et à abandonner nos stéréotypes pour accueillir l’altérité. We should all be Feminists. Dans cet ouvrage, Chimamanda propose une définition du féminisme enraciné dans l’inclusion et la sensibilisation. Elle met en lumière non seulement la discrimination flagrante, mais aussi les comportements institutionnels insidieux qui marginalisent les femmes dans le monde. En parlant de ses propres expériences, elle démontre toute la nocivité de la fracture entre les sexes, non seulement pour les femmes mais aussi pour les hommes. C’est pourquoi nous devrions être toutes et tous féministes !"
Jean-Pierre Raskin, professeur à l’Ecole polytechnique Louvain (EPL), membre de l’Institut de recherche ICTEAM de l’UCLouvain.