Carnet de voyage : La recherche-création
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Françoise Hiraux, historienne et ancienne archiviste à l’UCLouvain, suit pour nous avec curiosité et gourmandise les projets menés au sein de l’Université qui se situent au croisement des arts et des sciences. Ce que l’on appelle désormais les projets de recherche-création. Elle partage dans les pages de TRACES ses étonnements, ses questions, ses enthousiasmes, ses réflexions, ses coups de cœur. En route pour un premier « reportage vagabond » qui nous convie en terres inconnues.
Peu après la rentrée, la Ferme du Biéreau a accueilli le 8 octobre l’ouverture du programme RechercheCréation ’21-22. On a d’abord découvert les résultats des projets pilotes de l’an dernier, puis la teneur des onze nouveaux projets. On a parlé d’intentions, de désirs et des façons dont les chercheur·ses et les artistes se sont trouvé·es et ont monté leur projet. On a traversé les pays, les époques, le réel qui est là et ce que nous voudrions qu’il devienne. L’étonnement et le plaisir de la découverte flottaient dans la salle. Bien sûr, nous savions que l’Université est diverse (l’universalité et la diversité sont, au fond, sa marque depuis toujours), mais de là à imaginer qu’ici on explore les pouvoirs réparateurs des champignons sur les sols contaminés, que là on arpente l’invisible des structures souterraines d’un parking pour réfléchir à ce que nous faisons à l’espace, et que là encore, on rappelle et insiste en ces temps de férocité compétitive que le travail n’est pas une marchandise et que dans la « gestion des ressources humaines » c’est le dernier terme, « humain », qui donne le sens !
Mettre la main à la pâte
Ces onze projets, qu’est-ce qui les appareille ? Leur première caractéristique est sans doute qu’ensemble, leurs acteurs ont résolument mis la main à la pâte. Dans l’expo Post Growth, pour passer du concept rude et complexe à l’expérience qui parle à tous, il a fallu apprivoiser la salle, pousser les meubles, en construire, monter une serre et y faire pousser du blé, tirer des fils, inventer des figures et des objets… Même chose dans l’autre exposition, à Tournai (Habiller le culte. Les fastes du textile liturgique), pour pouvoir questionner la puissance de la beauté dans le culte et par extension dans la vie collective tout entière. Quant aux porteurs de Myco resilience fiction, ils projettent de construire « une sculpture composée de microscopes autoconçus qui montre en temps réel la croissance de la mycorhize ». Penser avec les mains, se faire ingénieux autant qu’intelligent, relever les défis du réel têtu (« elle va tenir comment la bâche ? » ; « le courant, je le prends où »…) ont été la première rencontre des tenants des deux bords, de la recherche et de la création, celle qui a créé les implicites sur lesquels tous leurs échanges ont pu, ensuite, compter. Une mention spéciale à Nele De Raedt et Yoel Pytowski : le lieu dans lequel ils projetaient leur installation (Moins Trois) était inondé ; à toute vitesse, ils en inventèrent une nouvelle, ailleurs. La recherche-création rappelle et renouvelle les infinies ressources de la gestualité et la corporéité, dans une proximité tout à fait frappante avec la proposition de « spectaculariser les mouvements du quotidien » de l’artiste en résidence ’21-22 de l’UCLouvain, Claudio Stellato. Les gestes sont partout. Pourtant, on les élimine le plus souvent du cadre, comme si seuls comptaient les résultats, comme si ceux-ci ne tenaient pas leur part essentielle dans les gestes qui leur donnent forme et les font être. En décembre, Narcoculture au Mexique-cours dansé a emballé le Socrate 10 en proposant, tout en chorégraphie, en musique et en images filmées des gestes posés là-bas, de ressentir et de comprendre ce qui fait culture.
Penser avec les mains, se faire ingénieux autant qu’intelligent, relever les défis du réel.
Ouvrir le regard
Il s’agit aussi de s’entraîner à voir. L’observation, dira-t-on, n’est-elle pas le pilier de la démarche scientifique ? Certes, mais voir, c’est recevoir et projeter, choisir et construire. Comment, à Rome et dans la Grèce antique, les devins lisaient-ils les signes de l’avenir ? Comment se croisent les regards des expatriés et des locaux dans le delta du Niger livré à l’exploitation pétrolière ? Quatre projets de recherchecréation (La Vita humana ; Faire récit ; Tropical Gift et KevinExpe), en attendant ceux qui démarreront en février, ont mutuellement entraîné des historien·nes, des anthropologues, des spécialistes des sciences de l’éducation et des créateurs à décaler leur regard pour l’ouvrir à des horizons insoupçonnés. Dans un autre projet de recherche-création, encore en cours, Penser avec les objets, la créatrice Isabelle Dumont apprend à ses partenaires chercheur·ses à ne pas tout donner à l’intellect avant d’engager le regard, tout en se laissant elle-même bousculer amicalement par leur façon d’envisager et de comprendre son objet de création de longue date : le cabinet de curiosité. Un chercheur expliquait au Monde, cet été, ce qu’il recherche dans cette rencontre : « Les pratiques artistiques, la poésie et l’écriture sont si essentielles parce qu’elles révèlent, avec les sciences, des appareils de sensibilité qui nous rendent disponibles au monde » (Mathieu Duperrex, 5 août 2021). Quant aux artistes, ils évoquent, comme Nicolas Maigret (Post Growth), l’autre partie de la boucle : « Aller à la rencontre de chercheurs, théoriciens, écrivains, activistes pour collecter des concepts et des principes, des notions pouvant nous aider à décoder ces différents liens et aussi pour stimuler notre imaginaire ». (Traces 2, février 2021).
Des croisements s’opèrent, comme les jardiniers croisent les pommiers ou les rosiers, pour la saveur de nouveaux fruits et l’éclat de nouvelles fleurs.
Faire récit
Le même Mathieu Dupperex se disait aussi frappé de ce qu’une « très grande partie de la création contemporaine soit innervée par le paradigme de l’enquête ». Ajoutons-y ce qui se vit aujourd’hui dans pas mal de cours, entre étudiant·es et enseignant·es. L’enquête, au sens d’explorer et d’expérimenter, serait une bonne façon de définir la recherche-création. Les onze projets comportent tous des discussions, des échanges, des visites à plusieurs et, pour Narcoculture au Mexique, une performance partagée avec les étudiant·es. Plus qu’une ligne incontournable dans un cahier des charges, la communication est la troisième dimension de la recherche-création. Non, pas exactement la communication qui est trop réduite à présent à la livraison d’un résultat, mais le « faire récit », en nous rappelant combien mettre des mots sur les émotions les plus intimes et sur les ressorts de l’existence en commun est proprement essentiel.
Une journée d’étude sur la recherche-création
Convaincue que la culture nous aide à penser et à agir sur le monde, l’UCLouvain veut inscrire celle-ci au cœur de l’enseignement et de la recherche. L’enseignement comme la recherche gagnent en effet à s’hybrider avec la création artistique. Il s’agit dès lors d’encourager ces rencontres et ces croisements entre arts et sciences en prenant pour modèle ce qui se fait déjà ailleurs dans ce domaine, sous le label de « recherche-création ». La recherche-création encourage des approches combinant des pratiques de création et de recherche universitaires, et favorisant la production de connaissances et l’innovation grâce à l’expression artistique. Le défi de la recherche-création consiste donc à dépasser la recherche sur l’art en direction de la recherche avec l’art, au cours de laquelle les dispositifs et processus créatifs deviennent instruments plutôt qu’objets d’études. Au final, il s’agit d’insuffler une autre manière de penser et d’innover, non pas individuellement, mais dans une dynamique de co-création. Deux ans à peine après le lancement d’un Fonds pour la Recherche-Création (FRC) permettant de financer l’accueil d’artistes dans le cadre de programmes d’enseignement et/ ou de recherche, l’UCLouvain souhaite prendre le temps de la réflexion. Le service culturel de l’Université organise une journée d’étude ouverte à toutes et tous qui aura lieu le vendredi 25 février, de 9h30 à 17h30 à Louvain-la-Neuve (Aula Magna). Avec le Pr Yves Citton (chercheur, philosophe, essayiste, professeur de littérature et médias à l’Université Paris 8), nous nous interrogerons sur le sens, l’apport, l’intérêt, les limites de ces croisements entre recherche scientifique et création artistique, ainsi que sur les déplacements et questions que ces projets de recherche-création génèrent. Infos et inscriptions