L’art et la culture pour interroger les normes de genre
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Propos recueillis par Frédéric Blondeau
Tania Van Hemelryck est Maître de recherche du FNRS et professeure de littérature médiévale à l’UCLouvain (INCAL et FIAL). Depuis 2014, dans le cadre de son mandat de conseillère du recteur pour la politique de genre, elle veille à piloter au sein de notre Université une politique de genre en matière de gestion du personnel et à développer les activités portant sur le genre, en matière d’enseignement, de recherche et de vie étudiante. Elle a accepté de répondre à nos questions.
Quelle définition peut-on donner du concept de genre ? Quelles sont ses différentes dimensions ?
TVH Le concept de genre a été théorisé dans le domaine des sciences sociales il y a une quarantaine d’années, dans ce que l’on nomme le champ des « études de genre » (gender studies). On distingue communément quatre dimensions pour définir le genre : 1. Le genre est une construction sociale ; 2. Le genre est un processus relationnel qui permet d’élaborer le féminin et le masculin ; 3. Le genre est un rapport de pouvoir, qui hiérarchise et différencie le masculin et le féminin ; 4. Le genre est impliqué dans d’autres rapports de pouvoir comme la sexualité, la race, l’âge, etc. (sa dimension intersectionnelle). Sur la base de ces quatre dimensions, le manuel d’Introduction aux études sur le genre1 propose la définition suivante : le genre est un système de bicatégorisation hiérarchisée entre les sexes (hommes/ femmes) et entre les valeurs et représentations qui leur sont associées (masculin/féminin).
En somme, le concept de genre ne nie pas le sexe, mais insiste sur le lien entre les rôles sociaux et l’évidence naturelle. Qu’est-ce qui est mis en place au sein de notre Université en matière de politique de genre ?
TVH Depuis 2015, sous l’impulsion du nouveau recteur élu, le professeur Vincent Blondel, et de la nouvelle prorectrice à la politique du personnel, la professeure Évelyne Léonard, l’UCLouvain s’est dotée, pour la première fois de son histoire, d’un plan d’action en matière de politique de genre ambitieux, qui s’articule autour des trois missions de l’Université (enseignement, recherche, service à la société) mais également de sa gouvernance et de sa politique en matière de personne(l)s. Depuis, la politique de genre occupe une place de choix dans les plans stratégiques adoptés par notre institution (Louvain2020 et prochainement Louvain H600). Elle entend rappeler l’engagement de l’UCLouvain dans la lutte contre toutes les formes d’inégalités et de discriminations.
Quels sont les grands défis ?
TVH Les défis sont nombreux et le rôle de l’université est crucial puisqu’il s’agit de lutter concrètement contre toutes les formes d’inégalité de fait qui persistent entre les hommes et les femmes au sein de l’institution, par exemple au niveau des carrières, de la représentativité dans les organes de décision, etc., en identifiant puis en s’efforçant de lever les freins structurels existants.
Quel poids les déterminants sociaux, dont le genre, peuvent-ils avoir sur les pratiques culturelles ?
TVH Les études sociologiques montrent que les déterminants sociaux (âge, origine sociale, appartenance socioprofessionnelle, race ou culture, et genre) ont une influence sur les choix en matière de pratiques culturelles des individus. Pour ce qui concerne le genre, plusieurs travaux ont souligné que la socialisation familiale2, à l’œuvre dès le plus jeune âge, influence (et légitime) les pratiques culturelles des individus ; elles sont ensuite renforcées par d’autres lieux de socialisation (école, sphère des loisirs, etc.) qui définissent certaines pratiques et activités comme spécifiquement féminine ou masculine3. Quand bien même, les pratiques culturelles procèdent de choix individuels et subjectifs, il ne faudrait pas les idéaliser et oublier le poids des injonctions familiales et sociales, mais aussi d’une certaine idéologie « naturaliste » qui sous-tend la différenciation sexuée des pratiques artistiques et culturelles, comme le choix d’un instrument de musique.
Peut-on constater aujourd’hui qu’il existe encore des imaginaires sexués associés à certaines pratiques artistiques ? Par exemple, le chant ou la danse classique qui relèveraient plutôt du registre féminin, le hip-hop et les arts de la rue plutôt attachés au registre masculin.
TVH Oui effectivement. Les études soulignent cette prégnance du genre dans les pratiques culturelles et artistiques4 telles que construites au fil des différentes socialisations qui jalonnent une vie. Cependant, l’âge adulte peut être l’occasion d’une reconfiguration des habitus de genre hérités de l’enfance et certains individus peuvent transgresser ou hybrider ce qui leur a été transmis comme communément admis pour une femme ou pour un homme. À noter que, comme pour le monde du travail5, la transgression genrée en matière de pratique culturelle semble plus acceptable pour une femme que pour un homme.
Néanmoins, la culture ne peut-elle pas ouvrir des espaces de liberté qui permettent de dépasser les pratiques socialement déterminées ?
TVH Certaines personnes dépasseront les assignations genrées (mais pas seulement) associées à certaines pratiques culturelles : des garçons feront de la danse classique, des filles feront du hip-hop ; mais cette transgression constitue une prise de risque : celui de se voir stigmatisé·e, tant notre société a identifié et construit des registres artistiques féminins et masculins. Certain·es artistes, certaines productions culturelles ne permettent-ils·elles pas de transgresser les normes genrées de manière parfois radicale ? TVH Oui. Pratiques et artistes interrogent parfois radicalement les normes de genre (au-delà de la dimension univoquement sexuée, mais aussi dans une perspective intersectionnelle). Leurs regards soulignent souvent l’aporie des constructions sociales et symboliques sur lesquelles reposent nos sociétés. Cependant, il ne faut pas oblitérer la forte prégnance genrée de l’art et de la culture. Combien de noms de femmes (mortes ou vivantes…) sommes-nous capables d’énumérer dans des domaines aussi variés que la sculpture, la peinture, la danse, la musique, etc. ?
Quel rôle positif l’Université, à travers l’enseignement et la recherche, mais aussi sa politique culturelle, peut-elle jouer par rapport à cette « prégnance du genre » dans la société en général et dans le monde de la culture en particulier ?
TVH Le domaine de la culture permet de déconstruire la symbolique des rapports et des représentations stéréotypées de genre à l’œuvre dans nos sociétés. Ainsi, l’exposition Staged Bodies qui a été présentée au Musée L (voir TRACES n°1) illustre parfaitement la manière dont l’UCLouvain, par le biais de sa politique culturelle peut infléchir notre manière de voir le monde sous l’angle du genre, tant dans sa dimension sexuée que sociale. Par là, la culture constitue un formidable outil de sensibilisation et d’information sur les enjeux d’une approche plus égalitaire et inclusive de notre regard sur le monde, sur les choses et surtout sur les individus. Du côté de la recherche, pointons la récente étude inédite réalisée, de septembre 2019 à avril 2020, par l’UCLouvain, entre autres6, sur l’état des lieux des inégalités de droits et de pratiques entre les hommes et les femmes dans le domaine des arts de la scène (à l’exception de la musique classique et non classique) dans l’espace de la Fédération WallonieBruxelles (qui l’a subventionnée). Une telle étude existait déjà pour la Flandre ; gageons qu’après les constats de disparité entre les hommes et les femmes, des propositions concrètes pourront être faites pour plus d’égalité dans le domaine des arts de la scène et de la culture en général.
1 Laure Bereni, Sébastien Chauvin, Alexandre Jaunait et Anne Revillard, Introduction aux études sur le genre, Bruxelles, De Boeck, 2012 2 Sylvie Octobre, « La socialisation culturelle sexuée des enfants au sein de la famille », Cahiers du genre, no 49, 2010, p. 55-76. 3 Angèle Christin, « Le rôle de la socialisation artistique durant l’enfance. Genre et pratiques culturelles légitimes aux États-Unis », Réseaux, no 168-169, 2011, p. 59-86. 4 Catherine Monnot, De la harpe au trombone. Apprentissage instrumental et construction du genre, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2012. 5 Marie Buscatto et Bernard Fusulier, direction du numéro spécial « Transgresser le genre au travail : des hommes dans des domaines professionnels “féminins” », Recherches sociologiques et anthropologiques, no 44 (2), 2013. 6 Intitulée « Deuxième Scène Acte III », l’étude a été initiée par Ecarlate la Cie et menée en partenariat avec l’UCLouvain, La Chaufferie Acte I, l’Université de Liège et La Bellone. Les résultats ont été présentés le 5 octobre à la Bellone à Bruxelles. À ce propos :Estelle Spoto, « Un déséquilibre enfin objectivé », dans Le Vif/L’Express, jeudi 17 décembre 2020, p. 150.