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Rencontre des premier et neuvième arts

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15 February 2022, modified on 6 December 2024

Ou comment la bande-dessinée offre de nouveaux outils pour concevoir l’architecture

Par Agnès Mory, chargée de cours à la Faculté LOCI (Faculté d’architecture, d’ingénierie architecturale et d’urbanisme) à l’UCLouvain Tournai

Villes futuristes, villes oniriques, poétiques ou fantastiques, métropoles américaines ou asiatiques, cités du rêve ou villes fantômes, simples décors urbains ou quasi personnages à part entière : la Ville dans tous ses états constitue, depuis les origines du genre, l’un des motifs fétiches de la bande-dessinée, une source d’inspiration inépuisable qui envahit les cases, investit les planches et nourrit les scenarios de maints albums. De la ligne claire aux mangas japonais, en passant par les comics de superhéros, la « Ville dessinée » offre autant d’utopies architecturales de papier. C’est dire les affinités profondes qui existent entre l’auteur de bande-dessinée et l’architecte qui, lui aussi, dessine la ville avant de la construire, en imagine tous les possibles, en explore et en essaie toutes les dimensions et toutes les perspectives, certes pour la réaliser, mais aussi pour la rêver. Tous deux ont en partage une vision urbaine. (…)

Ainsi s’exprimait Frédéric Mitterrand, alors Ministre de la Culture et de la Communication, en ouverture du dossier de presse de l’exposition archi & bd, LA VILLE DESSINÉE1. L’exposition montrera cent cinquante auteurs de bande-dessinée fascinés par la ville. Dès le début du XXe siècle, l’architecture et la ville sont mises en scène par l’auteur américain Winsor McCay, à travers les aventures de Little Nemo in Slumberland2. Ville imaginaire dans laquelle Némo est invité chaque nuit par Morphée, roi de Slumberland, à aller à la recherche de sa fille, la princesse. Si la relation architecture-bande-dessinée s’est faite d’abord par l’intérêt des bédéistes pour la ville et l’architecture, les architectes se sont également saisis de la BD comme un moyen de concevoir et de communiquer. C’est dans les années soixante que les collectifs Superstudio et Archigram (ill. 2), entre autres, ouvrent l’architecture à la culture pop en utilisant la BD pour développer une théorie urbaine et utopique. En 1972, Rem Koolhaas, Elia et Zoe Zenghelis questionnent la dimension symbolique de l’architecture dans la ville à travers Exodus ou les prisonniers volontaires de l’architecture (ill. 3) ; un story-board pictographique qui jette sur l’architecture un regard caustique. Par la suite, Rem Koolhaas empruntera régulièrement les codes de la bandedessinée pour concevoir et présenter ses projets. D’autres architectes, tels que Yona Friedman, Jimenez Lai, Klaus nourrissent leurs réflexions architecturales de la BD. Ce croisement entre la bande-dessinée et l’architecture est régulièrement exploré dans la pédagogie proposée à la faculté d’architecture LOCI à Tournai. Les expériences menées témoignent de l’apport de la bande-dessinée dans la conception architecturale.

Le story-board, prémices de la BD, prémices de l’architecture

La première phase de la conception d’un projet d’architecture nécessite l’élaboration d’un programme. Quels sont les utilisateurs ? Comment vivent-ils ? Quels sont leurs besoins ? Des questions, à première vue, très factuelles qui pourtant font appel à une observation et une conscience fines du déroulement du petit théâtre de la vie. Le story-board, outil du bédéiste, est régulièrement utilisé pour activer cette étape de la recherche en cours de projet en BAC1. Il offre la possibilité de visualiser les différentes actions inhérentes au programme dans un ordre chronologique et non spatialisé ; ce que le plan ou la coupe ne permettent pas. La linéarité du story-board rend possible les coupes et les rajouts. L’usage d’un même dispositif spatial peut ainsi être suggéré plusieurs fois à des endroits différents du scénario. Lors du passage au projet à proprement parler, l’étudiant·e garde en mémoire les différentes étapes du scénario et des dispositifs spatiaux nécessaires au développement des différentes actions du quotidien. Le processus garantit une attention augmentée à l’organisation et la qualité des espaces habités. (ill. 4)

Le découpage est à la BD ce que le plan est à l’architecture

Ce que le découpage offre de plus que le story-board, c’est la composition des images entre elles. La taille des cases, leur enchainement, leur emplacement dans la page vont guider le regard, rythmer et spatialiser l’action, tout comme le plan et la coupe. D’après Benoit Peeters dans Lire la bande dessinée3, une BD offre plusieurs niveaux de lecture. La case est une composition en soi, comme un tableau. La succession de cases développe l’action dans le temps. Le cadre peut être un élément variable et élastique. La page est une articulation narrative de ces cases. La composition de la page développe un rapport spatial avec le récit. Cette année 2021-2022, pour la deuxième fois, cinq bédéistes4 sont invités à participer aux ateliers de projet BAC1 dans le cadre d’un exercice nommé Composer. Durant l’exercice, les étudiant·es sont amené·es à concevoir un parcours au sein d’espaces caractérisés à partir d’un extrait de texte littéraire. Leur recherche se fait de manière itérative par la maquette, le story-board et la bande-dessinée. Le projet modélisé en maquette se modifie au fur et à mesure qu’une planche de BD met en scène les émotions recherchées. Les images, le séquençage, la composition de la page se précisent au fur et à mesure que la maquette se transforme. Les points de vue, qu’ils soient objectif (personnage présent dans la case) ou subjectif (point de vue du personnage), invitent les étudiant·e·s à changer d’échelle et à vivre pleinement les espaces du projet. Le regard des bédéistes invite à la dramaturgie ; les qualités des espaces produits en maquette sont magnifiées grâce à la conception par la bande-dessinée. (ill. 5)

Bande-dessinée, architecture, un voyage dans le temps

Une autre expérience, menée dans le cours de Moyens d’expression en BAC2 en 2020- 2021, envisage la BD comme moyen d’honorer la cathédrale ND de Tournai à l’occasion du 850e anniversaire de sa consécration. A l’issue d’une visite guidée par Laurent Delhéouzée, archéologue en charge de la restauration de la cathédrale, il est demandé aux étudiant·es d’illustrer une histoire de la cathédrale à travers une planche BD. A l’instar de Richard McGuire, dans Here5, un palimpseste qui invite au voyage temporel au fil des pages, l’espace de la planche permet des sauts dans le passé et le futur. Atteignant ainsi la 4e dimension, la bandedessinée rejoint l’architecture qui se vit dans la mémoire des lieux parcourus. Les dessins des étudiant·es superposent les espaces de la cathédrale tels qu’ils sont perçus aujourd’hui avec les récits de son passé mais aussi les projections dans l’avenir. La composition de la page traduit des déplacements dans l’espace et dans le temps ; elle permet une visite de la cathédrale inédite et renouvelée à chaque planche. (ill. 6)

Des expériences à réitérer

L’architecture s’oppose à toute autre forme d’art par le fait qu’elle se préoccupe de la fonction. Elle s’en rapproche néanmoins par les questions liées à l’homme, la ville et le territoire. Elle en est complice par les modes opératoires, les processus de création. En s’appropriant les outils spécifiques à d’autres disciplines artistiques, elle élargit sa perception du monde et donc sa manière de le concevoir. A l’issue de ces expériences, les rencontres entre architecture et art/culture seront réitérées. Durant le deuxième quadrimestre de cette année académique 2021-2022, c’est le partage avec le Festival des rencontres inattendues – l’occasion de croiser architecture et philosophie – qui animera nos étudiant·es de BAC2, dans le cadre du cours de Moyens d’expression. Au long d’un exercice intitulé La maison parle de soi, les étudiant·es seront amenés dessiner une maison réelle dans laquelle ils n’entreront pas. Ils imagineront l’intérieur de la maison à travers sa façade et le récit qu’en fera son occupant. Une nouvelle occasion d’ouvrir les champs de la conception à d’autres domaines que ceux de l’architecture.

1 archi & bd, LA VILLE DESSINÉE. Exposition tenue du 9 juin au 28 novembre 2010 à la cité de l’architecture et du patrimoine, Palais de Chaillot à Paris.
2 Winsor McCay, Little nemo in Slumberland, 1910-1927, édition Marvel comics.
3 Benoit Peeters, lire la bande dessinée, collection champs arts, éditions Flammarion, 2003